Hein, mais alors qui a voulu nous gazer, Violette et moi ? Ça c’est de la question à mille balles toutes taxes comprises !
Je n’ai pas douté un seul instant que cette tentative d’assassinat sur nos personnes ait été décidée et organisée par les occupants de la pension de Lady Fog ! Alors ? Mustafa Kémal Foutu, le chef de la Police istanbuliote ?
Je ravale ma stupeur. Les choses qui sont derrière les choses ! Gare à nos fesses, les amis ! J’ai idée qu’une étrange mafia s’occupe de nous.
— Il s’appelle comment, l’ami de Tommaso ?
— Boris Kelfiott.
— Ils viennent souvent chez vous ?
— C’est la deuxième fois.
— Et Carlos ?
Elle paraît indécise.
— Carlos ?
— L’homme qui occupe la chambre « Coventry ».
— Il ne s’appelle pas Carlos, mais Ramono.
Ignore-t-elle l’identité de son client au visage « mangé de poils » ?
— Il vient souvent au Windsor Lodge ?
— Il l’habite depuis plus d’un an.
— Et qui avez-vous encore comme clients ?
— Babylas, le Belge, avec une amie. O’Brien, de Dublin. Red Oversee, de London…
Consciencieux, Mathias a apporté un magnéto de poche, guère plus gros qu’une boîte d’allumettes et enregistre les confidences de la dame.
Je fais préciser à celle-ci le nom des chambres qu’occupent ses pensionnaires, la durée prévue de leur séjour, leurs habitudes. Ils sont une dizaine au total, à couler des jours paisibles derrière les murs de sa pension voyouse.
— Vos rapports avec la Police turque sont toujours très bons ?
— Excellents.
— Vous connaissez, bien sûr, Mustafa Kémal Foutu ?
— C’est un ami, épanouise-t-elle.
— Vous le payez bien ?
— Il est raisonnable. Lui, ce qui l’intéresse, c’est de palper en dollars.
— Combien ?
— Dix mille par mois. Ce sont mes pensionnaires qui les paient.
— La taxe de séjour, en somme ?
Elle pouffe.
— Charmante expression ! Oui, la taxe de séjour.
— Tommaso et Kelfiott sont ici pour longtemps ?
— Jusqu’à nouvel ordre.
— Ils sont amant et maîtresse.
Elle hausse les épaules.
— Un vrai ménage ! Touchant ! Il m’arrive de leur porter moi-même le petit déjeuner au lit pour le plaisir de les voir se faire des mamours.
— Leur spécialité professionnelle, c’est l’abattage clandestin, n’est-ce pas ?
La vieille s’ensérieuse.
— Vous savez, je me montre on ne peu plus discrète avec mes clients. Dans notre monde, c’est indispensable si on veut devenir vieux. Les centenaires de Palerme sont toujours des gens qui ne se sont pas occupés de leur prochain.
La pauvre ne s’aperçoit pas, sous l’effet du Silverstein B K, qu’elle ne respecte guère ce sage adage.
Je lui désigne l’homme inanimé.
— Lui, vous le connaissez ?
— Jamais vu.
Je me tourne vers mes deux compagnons :
— D’autres questions, messieurs ? Toi, Mathias ?
Le Rouquinos rougit (mais oui, il y arrive !) de confusion.
— Merci…, Antoine. Lady Fog, êtes-vous au courant d’un double assassinat qui s’est produit à l’hôtel Thagada Veutu ?
— J’en ai entendu parler, oui.
— Certains de vos pensionnaires auraient-ils trempé dans cette affaire ?
— Sûrement pas. Les gens qui logent chez moi se tiennent peinards, ils sont là pour ça !
— Et Kémal Foutu ? reprends-je. Il n’aurait pas organisé ce coup fourré ?
— Lui ? Non. Il aurait agi plus simplement. Quand il a des problèmes, ceux-ci sont réglés par un accident de la circulation.
— Vous avez une idée sur l’identité du meurtrier, gentille amie ?
— Pas la moindre. Il doit s’agir d’une affaire d’espion-nage. A Istanbul, les services secrets étrangers fonctionnent à plein régime, comme au cours de la dernière guerre. A cette époque, on se faisait des couilles en or à Lisbonne ou ici !
Chère brave aventurière en pantoufles atteinte par la limite d’âge ! En la regardant, en l’écoutant, je me rends compte que le bien et le mal, la vie droite ou la vie arnaqueuse sont séparés par des frontières bien fragiles et, souvent, indiscernables. Combien pratiquent la filouterie « en toute bonne conscience » ? Et combien marchent sur le fil de l’honnêteté comme des funambules ? Le droit chemin, n’en déplaise aux moralistes, décrit des zigzags, parfois.
Mathias qui se voue à « Chemisette blanche » — murmure :
— Tu sais que ce type n’est pas très bien, Antoine. Il souffre d’une commotion cérébrale et l’état dans lequel il se trouve fait songer à un coma.
— Les risques de son métier, fatalisé-je. Fouille-le !
Jérémie demande :
— Que faisons-nous, maintenant ?
Je le sens inquiet.
— Opération « retour », tranché-je. On va déposer le moribond sur un bord de route où quelqu’un le découvrira et donnera l’alerte. Quant à mémère, nous allons la reconduire chez elle.
— CHEZ ? exclame M. Blanc.
— Oui, dis-je. L’occasion est unique de pénétrer au Windsor Lodge avec le meilleur des condés : la patronne ! Profitons de ce qu’elle est dans la semoule pour investir, l’occasion est unique !
Il lance une réplique célèbre :
— Mais bon Dieu, c’est sûr !
— En nous voyant en sa compagnie, poursuis-je, ses autres pensionnaires ne sourcilleront pas. L’Opé-ra-tion « Cousin frileux », c’est tout de suite qu’il faut la réaliser. Et vite ! J’alerte les autres par talkie-walkie.
— Que devrai-je faire du fourgon ? questionne Jérémie.
— Laisse-le devant la pension, il va nous servir encore.
Il stoppe à vingt mètres de l’entrée et descend. Coups brefs du poing contre la carrosserie. Je délourde, puis donne le bras à mamie pour quitter le véhicule.
— Elle est encore sous Silverstein BK pour une vingtaine de minutes, annonce calmement Mathias, homme rigoureux.
— Ce sera suffisant. Tu as ton petit matériel ?
— Evidemment !
Avant de rentrer, je coule un regard discret sur le comptoir des tapis, second étage. Les volets en sont clos, mais il me semble bien qu’il manque une latte au milieu de l’un d’eux. Dans l’entrepôt minable, Simon Cuteplet guette en caressant son fusil à lunette démontable pourvu d’un silencieux. Violette s’obstine-t-elle à lui mâchouiller le brise-motte ? D’après ce que j’ai surpris des confidences du mercenaire, autant mastiquer une plaquette de chewing-gum, elle banderait plus rapidement !
Nous entrons. La soubrette turque que j’ai vue naguère est en train de passer l’aspirateur sur le grand tapis du hall. Elle ne nous regarde pas. J’ai idée que la vieille doit se montrer incommode comme patronne.
— Allons dans votre bureau, dis-je à Lady Fog.
Elle nous précède. Son burlingue, en fait, est une petite pièce qu’on appellerait simplement salon si un bureau ministre chargé de paperasses n’en accaparait une bonne partie.
D’un geste, j’indique à mes compagnons le vieux paravent de soie qui accordéone devant l’entrée d’un jardin d’hiver. Ils vont s’y planquer.
— Chère Lady, fais-je, téléphonez donc à Tommaso, chambre « Manchester », pour lui demander de venir vous rejoindre ici. Dites-lui que vous aimeriez lui présenter un vieil ami à vous susceptible de lui être très utile.
— O.K., fait la vioque avec un sourire nostalgique.
Elle murmure, femelle, toujours :