— Vous êtes sacrément beau gosse, mon garçon. Que n’ai-je vingt ans de moins !
Vingt ans, c’est leur marge de regret, aux vieux. Quand ils atteignent la soixantaine, ils soupirent après ces vingt ans excédentaires ; et quand ils ont passé quatre-vingts, c’est toujours le même tarif : vingt piges ! Je me dis, en la défrimant, que même vingt ans en arrière, y aurait fallu que je me raconte un drôle de scénario pour pouvoir l’embroquer, Milady !
Elle compose deux chiffres au cadran.
Je perçois un ronflement lointain. On décroche.
— Mister Tommaso ? Non, c’est Mister Kelfiott ?
Je lui mimique que ça revient au même.
— Vous auriez une seconde pour passer dans mes appartements ? poursuit l’ancêtre. J’ai ici un vieil ami qu’il vous serait intéressant de rencontrer… Com-ment ? fait la taulière. Tous les deux ? Bien sûr, c’est ainsi que je l’entendais…
Elle raccroche.
— Ils vont venir !
Ma limouille est à tordre. Minute capitale ! Deux tigres méfiants vont se pointer, qu’il va falloir circonscrire en un clin d’œil ! D’un coup je me sens mal engagé dans cette croisade. Un, j’en faisais mon affaire, mais deux à la fois, merci bien ! Mathias n’est pas un homme de castagne ; quant à Jérémie, le temps qu’il fasse les quatre pas nous séparant du paravent, le deuxième tueur lui aura plombé le baquet.
Alors, la voix feutrée de l’irremplaçable Mathias retentit :
— Ne tentez rien, commissaire. Retenez-vous seule-ment de respirer une fois qu’ils seront entrés.
Intéressant, non ?
C’est beau, la science. Ça prime la force dans certains cas.
N’empêche que je pense fort à Félicie, ce qui, chez moi, équivaut à une prière.
Comme notre maigre cerveau ne peut concevoir Dieu, il a besoin de se faire une idée de Lui en usant de son iconographie privée.
Après un léger heurt, deux personnages aussi bizarres qu’étranges pénètrent dans la pièce. L’un est âgé d’une quarantaine d’années. Il est grand, avec le cou large, un regard profondément enfoncé et le nez en éteignoir de cierge (convient également pour moucher les bougies). Ce qui surprend le plus dans son visage, c’est son absence de lèvres. Ce mec, il serait incapable de jouer de la trompette. Il porte sous l’oreille gauche une profonde cicatrice dont je suis prêt à te parier ma chemise contre tes deux testicules qu’elle résulte d’une balle d’assez fort calibre. Le second est encore plus grand que l’autre, très maigre, jeune avec des boutons plein le menton. On dirait quelque étudiant anarchiste russe de jadis, de ceux qui dynamitaient les voies ferrées au temps des tsars. Il a le front proéminent, les oreilles décollées, le tour des yeux rose et l’air aussi gentil qu’un tortionnaire arabe recueillant les confidences d’un général américain.
Ces deux aimables personnages entrent donc et s’avancent vers Lady Fog et moi. Expressions hermétiques. Le plus âgé a une main dans sa poche et, crois-moi, ce n’est pas sa boîte de capotes anglaises qu’il tient.
Ma pomme, souscrivant aux recommandations de Mathias, je joue les pêcheurs d’éponge et me retiens de respirer.
Instant critique. Ces deux loups ont déjà flairé un danger. Personne ne parle. La mamie parce qu’elle ne sait que dire, vu que je ne lui ai pas fourni de texte à prononcer, moi parce qu’il est duraille de jacter sans brûler un peu d’oxygène, et les arrivants parce qu’ils attendent.
Je leur souris. Tout ce que je peux me permettre pour détendre un peu l’atmosphère. Un large sourire en tranche de pastèque, sauf que mes pépins à moi sont d’un blanc éclatant.
Je tends éperdument l’oreille, guettant un bruit de gaz fusant. Que tchi ! Mathias aurait-il des problos avec sa « capsule « (si capsule il y a) ?
Des chandelles grosses comme le pouce me dégoulinent le long de la raie médiane, appelée aussi raie culière dans les manuels de savoir-vivre.
Le dénommé Tommaso (le grand jeune) laisse tomber d’un ton cassant :
— Alors, Milady ?
La vioque me regarde interrogateusement. Beau et bon sourire façon couverture des Mille recettes de Tante Berthe. Et puis elle exprime un hoquet d’asthmatique, porte la main à sa gorge et tombe en avant sur le tapis. Moi qui attaque ma seconde minute sans respirer, je commence à me faire vieux. Comme ça ne m’empêche pas de voir, je regarde les deux pédoques. Boris Kelfiott (l’homme au cou large) arrache d’un geste expert un parabellum de sa vague et me braque. Mais ses forces l’abandonnent, ainsi que sa lucidité et il choit sur les genoux sans lâcher la crosse de son feu. Son pote, davantage vivace, résiste un bref instant de plus. Pourtant il est terrassé à son tour.
Alors je cavale jusqu’à la porte pour aller respirer sous des cieux plus cléments, suivi de Mathias et de Blanc. On referme derrière soi et on s’approche du porche. Inspiration, expiration ! Bonno ! comme s’excla-mait, il n’y a pas si longtemps, mon ami Trabadja. Une paire de poumons, c’est chouette quand ça fonctionne au quart de tour ! Je m’en enfile dix litres d’un coup, et pourtant c’est pas un air de first quality ! Y a des scories, des miasmes. Ça pue la fritaille, le gaz d’échappement, le suint (tagada gada tsuint suint.)
— C’est quoi, ton truc, Mathias ?
Il tire de sa fouille un gros stylo Mont-Blanc bricolé par ses soins (tagada gada soins soins), en ôte le capuchon et me montre des trous imperceptibles.
— Il écrit du bas et asphyxie du haut !
— Bravo ! J’espère que tu as beaucoup d’autres gadgets de ce tonneau ?
— Une quantité.
— Ton soporifique est presque instantané.
— Entre vingt et trente secondes selon les dimensions du local ; un peu plus en extérieur, dans un rayon de vingt mètres.
— Son effet dure longtemps ?
— Une dizaine de minutes sur le sujet qui l’a inhalé ; pour ce qui est de la dissipation, je pense qu’on peut déjà retourner là-bas, à condition d’ouvrir les fenêtres. J’y vais le premier, attendez-moi là.
— Ce mec est pas croyable ! bée Blanc. Tu parles d’une efficacité. Il est…
— Chié ! coupé-je.
Quelques instants plus tard, le divin Mathias nous hèle. Il tient sa fameuse seringue d’une main.
— Ces messieurs sont à votre disposition, annonce-t-il. Attendez qu’ils recouvrent leurs esprits et ils vous suivront comme des moutons.
Je vais chercher mon talkie-walkie pour appeler nos copains d’en face. Je tombe sur une Violette impériale[6].
— Vous êtes au Windsor Lodge comme en terrain conquis ! exulte la belle décapsuleuse de braguettes.
— C’est provisoire. Quittez votre mirador. Dites à votre massacreur de révoltés noirs qu’il nous rejoigne. Vous, allez ramasser le Gros et faites-vous désigner par lui l’auto dans laquelle est arrivé naguère l’homme à la chemisette blanche. Rapide inventaire du véhicule et rendez-vous général à la fourgonnette dans dix minutes. Vu ?
— Vu ! répond-elle.
Elle ajoute avant de stopper le contact :
— Votre ton de commandement m’embrase le sexe, commissaire.
— Nous ferons la chaîne pour vous l’éteindre, ma tendre amie !
Le temps de compter jusqu’à dix-sept en faisant concorder les verbes et en assurant les liaisons, que voilà Simon Cuteplet à ma botte de sept lieues.
— Opération de commando, lui dis-je.
— A vos ordres, mon lieutenant !
L’habitude…
Je décroche au tableau des clés celle de la chambre « Coventry » et entraîne Simon dans ma foulée. Je l’introduis dans la pièce.
— Cette carrée est occupée par le terroriste Carlos, lui dis-je. Tu vas le neutraliser quand il rentrera.