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— Ton élixir de tranquillité peut-il être renouvelé par tacite reconduction ? demandé-je au Rouquin.

Il a une grimace qui n’enrichit pas son look de carotte endimanchée.

— Je suppose qu’il serait néfaste d’envisager des injections répétées, Antoine. Ça risquerait de leur provoquer des lésions cérébrales.

— En ce cas, il va falloir trouver autre chose pour neutraliser ces deux tueurs. Les ligoter et les bâillonner sont des solutions de facilité qui, s’appliquant à des gars de leur trempe, ne donnent pas toute garantie.

Le Red réfléchit, puis un miraculeux sourire met du blanc dans son indigo.

— Je possède un autre produit intéressant, Antoine ! Il s’agit d’un somnifère retard qui peut les garder une trentaine d’heures endormis. Mais le hic, c’est qu’ils seraient inanimés, donc difficiles à déplacer.

— Je suis preneur tout de même, mon amour. Mais avant que tu me les déguises en marmottes hibernantes, il est temps de les questionner.

Réunion générale dans mon bungalow : une cellule monacale pourvue d’un lit bas, d’un lavabo et d’un placard de fer rouillé. Violette fait la script, armée d’un bloc de papier. Béru s’est chargé de la bouffe et deux sacs de victuailles, emplis jusqu’aux anses, nous proposent une quantité de mets dus au choix de notre boulimique compagnon.

Tandis que nous clapons, je questionne les deux tueurs sur le mode badin de la conversation de table. Le Silverstein BK est une petite merveille qui délie les langues et bannit toute cachotterie. Leur histoire est plaisante, à ces deux-là. Touchante, presque. Boris Kelfiott est sujet bulgare. Etudiant en médecine, il a poursuivi ses études en Allemagne. Idéaliste de gauche, il a tout plaqué pour suivre un entraînement de terroriste en Libye. Au début de ses sanglantes activités, il travaillait pour la Ligue Arabe.

Un jour qu’il se trouvait à Londres afin d’y préparer un attentat, un grand type hâve a tenté de le soulager de son portefeuille dans les couloirs du métro. Il n’était pas très psychologue car s’attaquer à Kelfiott relevait du suicide. Boris l’a neutralisé en deux coups les gros et, voulant savoir si Tommaso travaillait en franc-tireur ou pour le compte d’une organisation lancée à ses trousses, voire de la Police, il est allé le « questionner » dans un coin tranquille. Il a découvert un voyou de bas étage, dont les mœurs correspondaient aux siennes. Coup de foudre ! Ils se sont mis en ménage, Kelfiott a « dressé » Tommaso et ils ont entrepris de travailler pour leur compte en qualité de tueurs à gages. Délicate occupation, mais bien rémunérée et qui laisse des loisirs.

Très vite, Kelfiott s’est constitué un portefeuille de clients importants. Se méfiant des amateurs, il a préféré œuvrer pour le compte des grandes organisations, des multinationales, voire certains Etats.

L’affaire « Cousin frileux » lui a été commandée par le K.K.O. Cho japonais. Affaire d’une extrême urgence qu’il a dû préparer en catastrophe, chose qu’il déteste. Mais devant la somme proposée (un million et demi de dollars), il a accepté le contrat. Ils avaient le signalement de Lord Kouettmoll et l’ont attendu à l’arrivée du vol Tokyo-Paris. Ils savaient que l’homme enchaînait sur le Paris-Athènes, aussi ont-ils pris des places sur Paris-Istanbul qui partait presque en même temps et l’ont-ils « traité » sur le tapis roulant conduisant aux satellites d’embarquement. Par mesure de sécurité, ils ont retenu une chambre chez Lady Fog, manière de se mettre pendant quelque temps à l’abri d’éventuelles retombées.

Nous festoyons gaiement, eux et nous. Mathias surveille sa montre. Au dessert, il sort une nouvelle boîte mystérieuse de ses poches miracle et ordonne aux deux pédoques du crime de retrousser leurs manches. Ils obtempèrent avec une passivité qui les fera bougrement renauder quand on leur racontera ça plus tard. Clic à Tommaso, clic à Kelfiott, et voilà ces deux chérubins qui dodelinent. On les fait étendre sur un pucier. Bonsoir, les petits !

— Je vais prévenir le Vieux, annoncé-je.

— Tu ne lui téléphones pas d’ici ? s’étonne M. Blanc.

— Non, je préfère aller au consulat, c’est plus prudent. Surveillez étroitement les deux tourtereaux : ils ont beau avoir pris du sirop de roupille, je me méfie d’eux.

— Faut que j’vais t’accompagner, décide brusquement le Mastar.

— Pourquoi ?

— J’croive qu’j’ai b’soin d’voir un docteur pour ma main.

— Qu’est-ce qu’elle a, ta main ?

Nous n’avions pas pris garde qu’il était devenu gaucher, Béru. En geignant, il tire de sous la table une dextre grosse comme une tortue de mer, violacée, tuméfiée, sanguinolente, frangée d’une affreuse écume blanche. Nous nous récrions en découvrant cette abomination.

— Mais que t’est-il arrivé, Alexandre-Benoît ?

— J’m’ai blessé en tirant une cacahuète au bouc du gonzier à la chemisette blanche. J’était si tell’ment en rogne qu’j’ai mis l’turbo ! Charrrogne ! J’ai cru qu’ mon bras m’rentrait dans l’poitrail ! D’puis, c’bobo me fait un mal d’chien.

— Viens ! on demandera au consul d’appeler son toubib.

Et nous partons. Je surprends Jérémie et Violette en train d’échanger un long regard.

Bonne bourre !

Au moment précis où nous tournons le coin de l’avenue où réside le consul de France (et départements d’Outre-Mer), voilà qu’une Coccinelle décapotable blanche, où s’est empilé un essaim de jolies filles, nous coupe la route délibérément. Je freine à en perforer ma semelle, mais trop tard : j’emplâtre l’aile arrière gauche de leur tire ! Les donzelles sont durement chahutées ; l’une d’elles passe même par-dessus le bastingage, sans dommage car elle se relève toute seule. J’enrage ! J’avais bien besoin de ça !

Furax, je descends de mon fourgon pour aller les apostropher. Elles sont sept ! Tu te rends compte ! Dans une Volkswagen. Deux Européennes, quatre musul-manes, une Asiatique !

— Non mais, ça ne va pas les têtes ! protesté-je. Vous êtes dingues de rouler si nombreuses dans cette petite voiture ; à preuve, vous en perdez le contrôle ! Je suis pressé, moi, j’ai pas le temps de faire un constat !

L’une d’elles (Européenne) me répond dans un anglais si parfait que ça doit être sa langue maternelle, si tant est qu’on puisse donner ce doux qualificatif à la langue britannique.

— Navrée, fait-elle. Tout est ma faute.

Une femme qui fait amende honorable, voilà qui t’endigue illico les humeurs ; c’est si rare ! « Elles » ont tellement le parti pris d’avoir raison, n’importe l’évidence de leur culpabilité !

Elle mate mon pare-chocs.

— Vous n’avez pas grand-chose, vous, remarque-t-elle. Aidez-nous à ranger notre voiture le long du trottoir et conduisez-nous jusqu’à l’université. Je téléphonerai pour qu’on vienne dépanner ma voiture.

J’hésite. Mais après tout, je peux bien consacrer quelques minutes supplémentaires à ces jeunes écervelées, du moment qu’elles me font grâce de la paperasserie habituelle.

Je leur remise la Coccinelle et les invite à grimper dans ma bétaillère.

— Salut, l’beau linge ! lance le Mammouth, émous-tillé malgré sa main qui a quadruplé de volume.

Il se fait rouler les lotos et salive façon boxer reniflant une chienne en chasse.

— Putain ! Ce cheptel ! C’est la malle céleste, Tonio ! Les Poubelles Girls en déplacement, ou quoive ?

Galamment, il a abandonné sa place auprès de moi à l’une des frivoles : l’Asiate.