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Une sœur paraît, sortant d’une petite porte gidienne[8].

Elle nous examine d’un air définissable : avec suspicion.

— A glouglou chib monkü ? demande-t-elle en chalcolitique, langage que je pratique très peu.

— We go out ! lui réponds-je en assyrien moderne.

La sœur ne pige pas. Elle est brune de peau, avec des grains de mocheté noirs à poils ras plein la frite. Elle rentre dans sa guitoune en laissant la porte ouverte. Je la vois décrocher un téléphone mural et tailler une bavette. Ensuite, elle raccroche et actionne un levier. Illico, une herse de fer coulisse dans le mur épais, venant s’intercepter entre nous et l’énorme porte.

Coincés !

Je me paie un regard dans le rétroviseur extérieur : une seconde herse, tout aussi redoutable que la précédente, est en train de se refermer derrière le fourgon.

— La pute borgne ! gronde Bérurier en déboulant de notre véhicule avec la fougue écumante du taureau jaillissant du toril.

Il va pour se précipiter dans le poste de la sœur portière, mais celle-ci a déjà clos sa lourde et, crois-moi, c’est pas du contreplaqué, mais du bois d’arbre authentique, renforcé de ferrures qui ne sortent pas de chez le quincaillier du coin !

Nous nous retrouvons comme dans une cellule, avec notre pauvre fourgonnette.

— Mais qu’est-ce que c’est c’bordel ! tonne le Plantureux. Fais-moi pas croire qui s’agite d’un vrai couvent ! On t’y embastille, les nonnes ont des flingues, elles te taillent des pipes et roulent en chignole décapotable !

— Intéressant, conviens-je en allant examiner les herses coulissantes, apparemment inexpugnables.

Dans la guérite de la sœur portière, il se trouve, jouxtant la lourde, un judas grand comme une carte de visite à travers lequel je peux apercevoir la préposée. La pièce où elle a ses activités mesure deux mètres sur deux et prend jour sur l’extérieur par des carreaux de verre cimentés dans une ancienne petite fenêtre en ogive. Outre son téléphone et son levier de commande, elle dispose d’un fauteuil de paille qu’adoucit un coussin raplapla et une tablette de bois supportant un registre. La nonne téléphone derechef. Elle semble très surexcitée.

Ma pomme, l’esprit de décision dégainé, je vais prendre dans le coffre de mon véhicule différentes choses que la Providence, toujours souveraine et gracieuse avec moi, y a placées. A savoir : un jerrican d’essence et un entonnoir de plastique.

Muni de ces deux éléments, je retourne au petit judas dont je brise la vitre d’un coup de crosse.

— Tiens-moi l’entonnoir, Gros.

Il a compris et rit de tous ses chicots entartrés.

Je débouche le jerrican et entreprend de déverser son contenu dans l’entonnoir. L’essence coule à flots dans la guérite.

L’odeur de la benzine rend la sœur dingue, soudain. Elle pige mon intention néfaste et pense que je vais craquer une allouf pour la déguiser en sainte Jeanne d’Arc. Effectivement, je m’empare d’une pochette d’allumettes, soulève le rabat et la lui montre. Ces fines bûchettes alignées telles les touches d’un menu clavier, sont redoutables avec leurs petites têtes bleues. D’un geste péremptoire, j’indique à la sainte fille de m’ouvrir. Souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise. Elle actionne alors le levier de la herse dressée devant mon capot, ensuite elle jette l’énorme clé du portail par le judas, en psalmodiant des supplications dans sa langue maternelle.

— Déponne ! enjoins-je au Mammouth.

Il s’active.

Voici l’air libre, le soleil, la mer de Marmara étincelante dans les lointains. La route blanche, poudreuse et sinuante à travers une végétation rabougrie.

Alexandre-Benoît grimpe en ahanant.

— Cette pipe m’a coupé les pattes, déplore-t-il en claquant sa portière.

ÇA COLLE !

Cette question, je m’y attendais. Et j’avais de bonnes raisons pour l’attendre : je me la posais.

— Où qu’on va, Grand ?

D’avoir à répondre à mon subordonné m’amène à trancher. Il est fréquent que des gens détenant l’autorité commandent uniquement pour ne pas donner l’impression d’hésiter à ceux qui leur obéissent. L’hésitation est la principale ennemie du pouvoir.

— Avant toute chose, je vais téléphoner au Vieux, ensuite nous changerons de véhicule et nous retournerons au motel. Jusqu’à preuve du contraire, nos adversaires en ignorent l’existence puisqu’ils sont contraints d’établir des surveillances aux abords de notre consulat pour essayer de nous agrafer.

— Valab’, convient le Surabondant. Slave dit, j’croive que c’est l’chang’ment de tire qu’est l’plus urgent ; dans ce gros machin, j’ai l’impression qu’en Turquerie on n’voit qu’nous.

J’acquiesce, convaincu de son bien-dire ; mais, lui montrant la nature qui nous environne, je soupire :

— Si tu aperçois un marchand de bagnoles, fais-moi signe.

Mon léger sarcasme ne le désarme pas. Il semble perdu dans un rêve bleu. Potée auvergnate ou étreinte lubrique ?

La route plonge en direction de la côte et l’on distingue un petit port, au loin, en contrebas.

— Tu sais ce dont il me vient comme idée, Grand ? Si au lieu de rouler su’ c’t’route où qu’on peut nous repérerer à cent lieues à la ronde, on r’tourn’rait à Hisse-ta-boule en barlu ? Y a une navigante fluviale terrib’ su’ c’te mer. On passerait mieux inaperçus dessus qu’autour ?

Je lui vote un regard admiratif.

— Tu ne serais pas un peu génial, Gros ?

— Complètement, me confirme-t-il. C’est d’ famille.

Ainsi soit-il !

Nous avons abandonné notre fourgon sur la place de la mosquée, les clés au tableau de bord, bien certains qu’on nous le secouerait avant la fin de la journée. Ensuite, on s’est mis à la recherche d’un navire. Le petit port de Tabouch Toukrü est plus plaisancier qu’autre chose, aussi y trouve-t-on plein de vieux canots automobiles plus ou moins ravaudés et pourvus d’un pilote prêt à t’emmener n’importe où — voire à foutre ta belle-mère à l’eau — pour un prix raisonnable.

Je retapisse (d’âne) un type encore jeune, grand et maigre, mal rasé, vêtu d’un bleu de travail rehaussé d’une large ceinture d’étoffe, qui attend le client sans trop y croire, en compagnie de son petit garçon, un angelot dépenaillé et sale, aux yeux pleins de lumière. A cause du môme, c’est lui que je choisis. La somme qu’il me réclame pour nous emmener sur le Bosphore est rondelette, aussi ne croit-il pas trop que je vais la lui donner.

Effectivement, là comme ailleurs, le quart est suffisant pour conclure le marché, et nous voilà voguant sur une eau verte et moirée par l’huile des moteurs. Des espèces de mouettes criaillent comme des connes en rasant le flot d’un vol coulé, battant à peine des ailes. L’agitation aquatique est soûlante, pourtant elle berce mon cœur d’une langueur monotone[9] et propicionne ma réflexion.

Comme à chaque affaire, je remets mon ouvrage sur le métier. Accumule les acquis, en fais une grosse boulette de vérité. Le meurtre de « Cousin frileux » a été commandité par les Japonais « de toute urgence », a prétendu son assassin. J’en conclus que Lord Kouettmoll détenait un secret nippon d’une rare importance qui a provoqué la décision de le neutraliser. Sa mort a été préparée pendant son vol de retour en Europe et perpétrée dans l’aéroport même. Y avait vraiment urgence !

Son meurtrier accompagné de son petit copain s’embarquent dans la foulée pour Istanbul où ils peuvent se réfugier à la pension de Lady Fog pendant que l’enquête commence à Paris. J’en suis chargé.

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8

San-A. entend par là qu’elle est étroite.

La Direction littéraire.
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9

En présence d’une phrase aussi harmonieuse, on reste perplexe sur l’étendue des dons manifestés par San-Antonio.

Jérôme Garcin