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Puissamment aidé par Violette, la nouvelle recrue, nous découvrons la retraite de Kelfiott et Tommaso. Grâce au renfort de mon équipe, et malgré quelques aléas, nous nous assurons des deux hommes que le Foreign Office réclame à cor, à cri et en anglais. Ces messieurs de London sont, aux dires du Vioque, dans une colère exceptionnelle. J’ai dans la pensarde, la certitude que leur rogne est motivée par la disparition de la capsule contenant la bande de papier.

Maintenant, grave question : l’homme à la chemisette blanche dont Béru a si bien effeuillé la denture et les étranges nonnes du monastère, sont-ils au service de l’Angleterre ? Ou bien du Japon ? Voire de la Turquie ou d’un tout autre Etat ? Il doit y avoir panique au Carmel, les gars ! Que deux officiers de la Police française y aient vécu ce qu’ils y ont vécu doit salement emmouscailler ce joli monde.

Le petit garçon du batelier me regarde fixement, d’un air pensif. Je cherche quelque chose à lui offrir. Mais l’adulte est un salaud, jamais prêt à rencontrer des gosses. Il n’a dans ses poches que des choses terre à terre. J’hésite à lui donner du fric ; à son âge, qu’en ferait-il ? Son petit papa le lui engourdirait aussi sec. J’explore mes vagues. Mon sésame ? Pas question ! Mon canif Piaget ? Il est en or ! Et puis il risquerait de se couper. Je ramène d’une poche confidentielle un petit tube blanc, genre échantillon de crème pour le visage. D’où ça sort, ça ? Oh ! oui. Mathias qui me l’a donné, l’autre jour à Paris dans un élan de reconnaissance, tant il était heureux de pouvoir me tutoyer. Sa dernière « invention ». Une colle irrésistible qui soude à tout jamais deux éléments, quelle qu’en soit la nature. Ça non plus, c’est pas un cadeau pour un enfant ! Je finis par me rabattre sur mon stylo-bille guilloché, plaqué or, siouplaît ! Le tends au môme.

Béru hausse les épaules.

— Si tu croives qu’y sache écrire !

— Il apprendra, prophétisé-je. En attendant, il pourra toujours faire des dessins.

L’enfant turc hésite, regarde son dabe, puis saisit le stylo.

— Rien ne pouvait lui faire davantage plaisir, m’assure son paternel dans un mauvais anglais ; voilà qui va l’aider à faire ses devoirs.

— Ses devoirs ! Mais quel âge a-t-il ?

— Cinq ans.

— Et il va en classe ?

— En classe, non ; mais à la faculté : il prépare une licence de mathématiques. C’est, d’après ce que m’ont dit les docteurs qui l’ont examiné, un phénomène. Notez qu’il va à la fac comme auditeur libre, n’ayant pas l’âge, bien sûr, d’être inscrit ; sinon, il fréquente l’école maternelle car il n’est surdoué qu’en mathématiques.

Je traduis cette étonnante information pour Béru. Loin d’éblouir le Gros, elle lui fait hausser les épaules à nouveau.

— Les maths, grogne l’Infâme, c’t’une connerie ; moi, à son âge, je biquais la grande Marthe, not’ servante. Un jour qu’é restait au lit av’c une angine, ma vieille m’ dit d’lu porter un bol de boulion. La grande Marthe dormait au grenier, juste on y avait confectionné un’chambrett’ av’c des planches. Quand j’ai arrivé, é roupillait. J’sais ce dont il m’a pris : les mouflets sont bizarres. J’ai bu le boulion et je m’ai déshabillé pour m’coucher su’ sa paillasse. C’qu’y f’sait chaud sous son gros nédredon, putain ! E l’avait d’la fièv’, la Marthe ! J’m’aye coulé cont’ ell’. Un vrai véritab’ brasero, c’te grand’ saucisse ! Sa ch’mise d’noye s’était retroussée et j’y fourragegeais l’ poiluchard. Biscotte sa forte température, elle délirait. E m’a soupiré : « Oh ! Pétrus, boug’ d’ grand salaud, v’là qu’tu vas z’encore m’ mett’ ! » E m’prenait pou’ l’ fils Granmongin, du garage, qui v’nait la monter les après-midi, du temps qu’mes vieux étaient z’aux champs.

« On les r’gardait s’espliquer, Pépé et moi, d’puis la grange. Y la pinait en l’vrette, toujours, comme tous les animals. La môme, du temps de l’astiquage é criait : « Prends tes précautions, Pétrus, mets-moi pas enceinte, j’sus dans la période ! » Ell’ était prudente. Tous les jours y s’rait v’nu, Pétrus, tous les jours ell’ aurait gueulé comme quoi é s’trouvait dans la période. Note qu’il avait pas envie d’se fout’ des problos d’polichinelle su’ l’dos, l’arsouille ; son vieux y aurait arraché les couilles ! Y procédait à son lâcher d’ballon à l’air lib’, hors circuit. Il avait la manie ensute, j’m’rappelle, d’s’essuyeyer Popaul av’c la culotte à Marthe qui renaudait, comme quoi, merde ! y n’avait qu’à prend’ une poignée d’paille au lieu d’l’enfoutrailler l’slip ! Elle dénonçait son sans-gêne : les matous, tu leur prêtes tes miches et après faut encore payer d’ sa culotte, bordel ! Surtout qu’y jaculait pas d’ main morte, l’artiss’ ! Ya ya ! Quand y grimpait en béchamel, fallait s’gaffer des éclaboussures.

« J’t’en r’viens à moi : cinq ans, av’c mon bâtonnet comm’ la justice de Berne, j’m’ai mis à entreprend’ la grande Marthe comme un mec ! Note que ma bite d’ cinq ans aurait déjà fait dégobiller d’jalousie un Anglais de trente. Elle m’app’lait Pétrus, c’te gava-gne ! E r’prenait sa lituanie : « J’sus dans la période, Pétrus, prends tes précautions ! » Mes précautions ! A cinq ans, tu parles ! Y vous sort qu’d’la fumée, à c’t’âge-là ! »

Le canot va son train, si je puis dire, en crachant, ferraillant, fumassant. Ça vous file la trembille comme si on actionnait des marteaux piqueurs. Il se faufile entre de gros bâtiments, des vapeurs bourrés de voyageurs et enfoncés dans l’eau jusqu’au plancher du pont, que si une personne de plus s’y risque, il coule !

Le Mastar se met à somnoler en dodelinant. Il a toujours des souvenirs de cul à déballer, cézigue. Plus il prend du carat, plus ses « remontées d’huile » sont abondantes. On ne retombe pas en enfance, c’est — l’enfance qui monte vous chercher. Elle a pitié. Elle semble vous dire « Tu vois ce que tu es devenu sans moi ? » Les gosses, je voudrais pouvoir leur expliquer qu’ils ne doivent pas bouger. Surtout, ne pas aller de l’avant. Se pelotonner dans les doux âges, s’enfouir comme des taupes dans les années coton ; jouer à jupe-maman ; pleurer de rien, rire de tout ; croire à ce qui est et en ce qui n’est pas. Délayer la récré pour en faire une vie grenadine.

Sa main a continué de gonfler, au Dodu. C’est la vraie pattoune de pachyderme. Il devait pas avoir les ratiches très clean, l’homme à la chemisette blanche. Il mangeait des charognes, kif les chacals, bouffait de la merde de phtisique, des chattes vérolées, je vois pas autrement !

Notre pilote se met à maugréer entre ses dents cariées.

Je le frime.

— Police des douanes ! dit-il en me désignant une vedette rapide qui fonce droit sur nous en hululant farouche.

— Vous pensez que c’est pour nous ?

— Ils nous font signe, vous ne voyez pas ?

Le grand délabré ralentit et met au point mort. Pour commencer, l’embarcation nous entoure d’un gros sillage écumant, bien délimiter notre territoire, puis se met en devoir de se placer bord à bord avec nous. Ils sont trois dans la vedette : le pilote et deux autres mecs tellement pas sympas que leur vue ferait avorter une dame gorille. Pantalons bleus, chemises bleues avec des épaulettes. Revolver à la ceinture[10], fortes moustaches turques.

Les deux non-pilotes montent avec nous. L’un a des reliefs d’herbages dans les dents : ça se distingue ; l’autre n’a pas les pieds propres : ça se sent. Ils parlent rudement à leur compatriote.

Le mec qui renifle des pinceaux me jette :

— Les bras en l’air !

Je fais grâce à sa requête, comme on dit dans les manuels de belles manières. Le gars me fouille en expert et me soulage de mon pistolet ; pendant ce temps, son pote procède de même avec Béru. Du coup, notre canoteur qui nous avait à la chouettte jusqu’alors se met à nous considérer comme de la bouffe avariée pleine de moisissure verte.

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10

Ceinture : déviation de saint Thur. Thur était un moine allemand qui prêchait l’abstinence ; il est à l’origine de l’expression « faire ceinture ».

San-A.