L’homme aux nougats qui fouettent me désigne sa vedette :
— Montez !
Je.
Le Majestueux est contraint d’en faire autant.
Le gabelou aux dents verdurées engueule notre pilote tout en notant ses coordonnées sous les yeux toujours pensifs du petit garçon surdoué. J’adresse un signe à l’enfant pour lui faire piger qu’on n’est pas des méchants et qu’il devra, sa vie durant, nous conserver son estime. Un faible sourire de connivence répond à ma requête.
Moi, dans la vedette, je feins d’embarder car le barlu tangue sur l’agitation de son propre sillage. Mais je ne perds pas mon temps.
— Béru, chuchoté-je, ne touche absolument à rien à bord. Assieds-toi et ne bronche plus.
Intrigué, le bœuf normand acquiesce et dépose son phénoménal dargeot sur un banc de bois qui ne méritait pas ça.
Le second gus a fini de faire chier notre pilote. Ce dernier renclenche sa marche avant et décrit une courbe pour rebrousser chemin. A l’arrière, son fils continue de me regarder en souriant. Un ange, te dis-je ! Que Dieu le garde et lui réserve une belle route !
Ça commence presque tout de suite. Par le second douanier qui s’était attardé sur notre canot. Il est appuyé d’une main à la rambarde chromée entourant la vedette et voilà qu’il lui est impossible de la lâcher. Il a beau s’escrimer, sa paluche continue d’emprisonner la barre métallique. Il tire, s’arc-boute, vitupère, mais impossible de se séparer du garde-fou. Il appelle son pote à la rescousse, et là commence la grande scène à la Charlot. Comme l’autre melon s’approche, voilà qu’il est soudain soudé au plancher de l’embarcation. L’un de ses souliers adhère aux lattes de bois. Enervé, il arrache son pied de sa grolle. Las ! L’endroit où il le pose, dénudé, fumant, plus malodorant encore que dans son croquenot, a reçu itou sa petite giclette de colle, et le mec est rivé au barlu. Si ce que m’a annoncé Mathias est exact, il faudra découper le plancher pour, ensuite, aller opérer le gars à tête reposée.
La marrade vient surtout de ce que ces deux oiseaux noirs ne pigent absolument rien à ce qui leur arrive. Ils constatent le phénomène, car pour eux c’en est un, mais n’en tirent pas encore de conclusions formelles. Ils appellent le pilote. Celui-ci baisse les gaz, met au point mort et se précipite vers ses potes. Comme il me passe devant, j’en profite pour lui administrer un point de seccotine ultra sur la crosse de son pétard, ainsi que je l’ai déjà fait, discrètement, pour les deux autres. Il tend la pogne à son collègue afin de le haler. Zob ! L’autre ne peut se décoller ; de plus, le pilote a, lui aussi, « mis le pied dedans « ! Et là, crois-moi, ça ne lui porte pas bonheur.
Béru a constaté le manège burlesque et se fend la citrouille d’est en ouest. Le vilain qui schlingue des tartines réalise soudain que nous les avons floués. Fou de rage, il veut dégainer son outil pour faire du vilain. Sa main reste collée à la crosse du flingue, et le flingue à son étui. Ça bordélise pour ces messieurs, à la vitesse grande Vache, comme dit le Mammouth.
— Allons, messieurs, restez calmes, leur dis-je-t-il. Si vous tirez trop fort, vous vous ferez saigner.
En regardant bien où je pose les pieds, je vais me mettre au volant, branche la sirène et enclenche à fond la sauce.
ALLÉES ET VENUES
Ces mecs, pas question que je les abandonne en vue sur le Bosphore. Ils ressemblent à un bas-relief du musée Grévin et vont attirer maints curieux. Et puis, ils ont conservé l’usage de la parole et tu parles comme, nous partis, ils s’en serviront à cœur joie ! Je ne peux pourtant pas leur coller les lèvres. Je me pose des questions, à mesure que nous approchons du motel.
Et puis, mon œil sagace découvre des espèces d’impasses aquatiques, çà et là, autour desquelles on trouve des hangars, des ateliers, des antres d’artisans. En ayant repéré une qui me paraît déserte, je m’y engage. Cela constitue une sorte de chenal qui aboutit à un hangar à moitié délabré et totalement vide. Des monceaux de ferrailles rouillées, inidentifiables, constituent des montagnes surréalistes dans l’eau croupie. Je vais m’embosser entre ces monticules, à l’abri de tout regard. Embosser est un verbe qui m’a fait rêver, jadis, quand je lisais L’lle au trésor ou des bouquins de Jack London. La goélette allait « s’embosser » dans une crique ! Putain, ce panard ! Que la crique me croque !
Je m’amarre tant bien que mal à une carcasse rouillée qui ressemble trop à la flèche d’une grue pour ne pas en être une. Après quoi, nous dégageons, Pépère et moi.
On marche dans le quartier des restaurants à poisson.
— J’ai les crocs, me dit le Gros.
Il ajoute :
— Et pourtant, l’ poissecaille, c’est pas ma tasse de thé. C’est juss’bon à faire des z’hors-d’œuvre. Le plat de résidence, que tu l’veuillasses ou pas, ça reste la potée auvergnate ou le gigot aux flageolets.
Je repère un petit restau enfanfreluché, avec des loupiotes de couleur, des monstres marins naturalisés, aux regards cloaqueux.
— Viens grailler, mec !
— On n’va pas chercher les aut’ ? On est à deux pas, s’étonne l’altruiste.
— N’oublie pas qu’ils ont des prisonniers à garder, nous les relaierons ensuite.
Nous nous installons derrière un aquarium où quatre ou cinq poissons exotiques se font tarter comme à une conférence sur l’économie du Honduras à travers les âges.
Sa Majesté m’observe à la dérobée, avec une sorte de timidité inaccoutumée.
— On a eu chaud aux plumes, soupire-t-il. A propos, quand on a quitté les autres, t’allais au consulat pour téléphoner et tu n’ l’as pas encore fait !
— Je n’en ai plus envie.
— Tu voulais préviendre l’Vieux à propos des assassins du Lord !
— Il attendra.
— D’où t’vient c’t’ revirance ?
— Comme ça, l’instinct…
On passe commande. Dieu soit loué, ils servent aussi de la bidoche dans cette boutique à clape et Bérurier se jette dessus. Il s’agit d’un ragoût servi avec des aubergines frites et des tomates. Ail et oignon à profusion. A ta santé, Pépère ! Comme me le disait une de mes amies dentiste : « Il faut faire mon métier pour savoir à quel point l’ail et l’oignon sont des plantes potagères vulgaires ! »
Il y va d’une première ventrée tandis que je décortique ma sole meunière. Des touristes italiens gazouillent à la table voisine. L’endroit embaume la friture, les épices. Senteurs qui attisent ton appétit lorsque tu as faim, mais qui te donnent envie de réclamer d’urgence l’addition sitôt que tu t’es restauré.
Alexandre-Benoît cesse brusquement de s’alimenter pour roter avec une telle violence que le loufiat se ramène presto en lui demandant ce qu’il veut. Le Gros en profite pour commander une nouvelle boutanche de rouge.
Après quoi, il murmure :
— Prends-moi pas pour un con, Tonio ! Çui qui voudrerait jouer à l’andouille av’c moi s’rait pas prêt d’gagner !
— Qu’est-ce qui t’arrive, ô mon prince des ténèbres ?
— M’arrive qu’tu m’fais des cacheries, mec. C’qu’est pas digne d’not’ amitié.
— Explique-toi !
— V’nir claper ici alors qu’on est à deux pas d’nos potes, r’noncer d’app’ler l’Dabe alors qu’t’avais rien d’plus urgent, faut pas m’berlurer en m’affirmant qu’c’est « comme ça, d’instincte ».
« Comme ça », mon cul, mon Loulou ! J’t’connais trop pour couper dans ces giries. N’en réalité, t’es dans tes p’tites grolles ! Tu t’sens aux aboiements. Tu t’dis qu’c’est pas un n’hasard si les douaniers nous ont agrippés t’t’à l’heure. Et moi, j’pense pareil. On est surveillés continuellement. Et c’est pas s’l’ment par les gonzesses du nonnastère. Y a d’aut’ gens dans l’circuit. M’est avis qu’on a un sacré trèpe su’ les endosses. Tout’ sorte d’monde pas catholique qui s’ connaît même pas entre eux ! Tiens, en c’moment qu’on est là à claper, des yeux nous surveillent, qui n’nous lâchent pas d’une s’melle.