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Je lui tends la main, vaincu par l’admiration qu’il m’inspire. Il me propose sa sinistre, la dextre demeurant hors d’usage. (C’est sa dextre qui est sinistrée.) On s’en presse cinq chacun, vaille que vaille.

— Bravo, Gros. Tu as tout compris.

Ce bref instant d’effusion surmonté, Béru soupire :

— C’t’affaire, c’est pire que l’Ovomaltine, question dynamite ! Le genre de conn’rie où qu’on peut tous laisser ses os. Ent’ les Angliches, les Turcs, les Japs, on baigne dans des cagates noires, mon drôlet. Et, d’en plus, y a c’te pension de truands qui pue l’ faisandé à s’en éternuer la cervelle ! On sait plus qui travaille pour qui. Du gonzier qui m’a planté ses ratiches dans le poing, des gueuses pas si nonnettes que ça, des gapians du Phosphore…

Il se tait parce qu’un gamin, vendeur de journaux, vient d’entrer dans le restaurant, passant de table en table. Il vend un baveux en langue anglaise The Little Freed Turkish News. J’y cloque un regard, distrait au départ, mais vachement percuté à l’arrivée. « Etrange assassinat dans une pension britannique d’Istanbul », lis-je.

— Quoi t’est-ce ? s’inquiète Béru devant ma sur-exci-tance.

Je règle le journal et dévore l’article de la Une. Ça dit comme quoi on a retrouvé un pensionnaire du Windsor Lodge dans sa chambre, tué d’un poignard planté dans le cœur. L’homme, un certain Ramono, de nationalité péruvienne, habitait l’hôtel depuis plusieurs semaines. Une photo à sensation montre le mec allongé sur la moquette dans une mare de sang. Avec ses cheveux longs et sa barbe profuse, il ressemble davantage à un singe qu’à un homme. Il tenait un flingue de fort calibre à la main au moment de trépasser, ce qui indique qu’il cherchait à se défendre quand son meurtrier l’a planté.

— Enfin une bonne nouvelle ! me réjouis-je : Carlos est neutralisé à tout jamais.

Etrange oraison funèbre, dont j’ai un peu honte malgré la personnalité de la victime.

Je traduis le papier à Béru.

— Le gars Simon, c’est pas un branque, hé ? apprécie mon compère, admiratif. Quand ça va t’êt’ officiel, y pourra vend’ ses mémoires à France-Soir ! J’voye l’ tit’ d’ici : « Moi qu’ j’aye liquidé Carlos ». Ce circus !

Par mesure de précaution, nous décidons de regagner le motel séparément. Je vais filer le premier en décrivant des méandres destinés à semer d’éventuels anges gardiens. J’ai quelques dons en la matière. Il y faut déployer de la psychologie et de l’adresse. Ça ressemble un peu au bonneteau, à cela près que c’est toi la carte à découvrir. Tu feins d’emprunter une ruelle, mais tu continues tout droit, à l’abri d’un véhicule de passage, par exemple. Question d’opportunité. C’est en utilisant les imprévus de l’instant que tu parviens à flouer le suiveur.

J’aligne du blé au Gros.

— Sirote un gorgeon de mieux, Gros, avant la décarrade. Quand t’auras ciglé la douloureuse, prends tout ton temps. Au besoin va écluser un ou deux rakis dans un bistrot. Donne l’impression d’attendre mon retour dans le quartier.

— Fais-toi pas d’souci, Dugland, j’sais comment s’mer du poiv’ aux rigolos qui veuillent m’filer l’dur.

Je le quitte.

C’est pas beau à voir, un Noir en colère ! Il passe du marron foncé au café au lait clair, ses gros yeux sont jaune pisse et font penser cependant à la mer démontée. Un tressaillement spasmodique crispe et décrispe ses fortes mâchoires que n’aurait pas dédaignées notre camarade Samson. Ses lèvres épaisses comme un king-burger sont plantées d’une bûchette de bois, comme l’écrirait M. Maurice Schuman (s’il savait écrire). Ma brusque survenance l’électrochoque. C’est la forte secousse dans les endosses.

— Enfin quelqu’un ! exhale-t-il. Ah ! vous êtes chiés, les blafards ! Quand on n’a besoin de rien, on peut toujours compter sur vous !

Il me désigne Tommaso et Kelfiott endormis sur un pucier grabataire, enlacés dans l’inconscience comme dans leur vie active.

— Des heures, seul avec ces deux endoffés ! gronde mon ami du Sénégal. A jouer les gardes-malades ! A me faire suer comme un rat ! D’abord toi et Sac-à-merde qui jouez la fille de l’air ! Ensuite Violette et Mathias ! Et qui reste comme un con à la maison, pour surveiller ces crapules endormies ? Le négro, bordel ! Toujours le cher Blanche-Neige qui est de corvée ! Ça ne changera jamais !

Des larmes de rage grosses comme des perles de culture coulent sur sa bouille de brave type.

— Mais ça va changer ! prophétise Jérémie. Le moment arrive où la race noire va prédominer. Notre civilisation à nous prendra le pas sur la vôtre ! La virilité l’emportera sur la mollesse ! Nous vous mangerons tous, les uns après les autres, ce qui ne sera qu’un maigre plaisir, le vrai étant d’avoir à vous déféquer ! Ah ! le jour béni où nous vous chierons ! Quelle suprême délivrance ! Quelle finalité triomphante ! Vous les abominables Blancs, toujours intraitables et pédants, racistes et tyranniques, enfin digérés par nous ! Devenus excréments grâce à nos intestins. Transformés en étrons. Revêtus pour finir de notre couleur qui tant vous exaspérait et excitait vos bas instincts ! Voilà la punition, mon con : le dur châtiment ! Vous serez de la même couleur que nous ; mais nous, nous serons vivants et vous vous serez merdes !

Il baisse le menton sur sa poitrine, kif le papa du Cid après les insultes du futur beau-père de son fils.

— Très belle tirade, fais-je, fort bien venue et que M. Senghor apprécierait, je suis sûr, bien que sa poésie soit d’un autre tonneau. Mais ce courroux n’est motivé que parce que tu poireautes dans un motel ! Ne devrais-tu pas concevoir de l’inquiétude à notre endroit plutôt que de la colère, Dunœud ? Sais-tu à quels dangers nous venons d’échapper, Bérurier et moi ?

— Non, et je m’en fous !

— Merci, excellent ami !

— Ami ! T’es chié, mec ! Sais-tu comment mon grand-père est devenu un héros de la Quatorze-Dix-huit dans les tirailleurs sénégalais ?

« En 1914, des soldats français sont arrivés dans son village. Deux d’entre deux tenaient une longue corde dont ils ont cerné un groupe de nègres. Tous les hommes jeunes du groupe ont été transformés en « engagés volontaires » et envoyés à la riflette après une rapide instruction. A leur tour, ils ont servi d’instructeurs aux troupes françaises en leur apprenant à mourir héroïquement. Alors l’amitié, dans tout ça, va te chier ! »

— D’accord, fais-je, d’accord, seulement on a vacciné les autres, on a partagé Montaigne, Descartes, Pasteur, le catalogue de la Redoute, l’aspirine du Rhône, nos écoles et deux ou trois autres choses encore avec eux ! Et si tu n’as pas compris que tu es devenu mon frère : fous le camp, je ne te retiens pas ! Le raciste, c’est toi ! La mémoire ne doit servir qu’à évoquer le positif ; si c’est le garde-manger des rancœurs, vive l’amnésie !

Il me regarde, sa colère toujours sous pression intacte.

— Je voudrais avoir le talent de ton pourceau de Bérurier pour te donner ma réponse sous forme de pet ! déclare-t-il.