Il ramasse son veston léger et sort.
Me voici donc seulâbre avec les deux tueurs endormis.
Etrange conjoncture. Que sont les autres devenus ? Pourquoi, enfreignant mes directives, se sont-ils égail-lés à travers Istanbul ? Qu’est-ce que ça cache ? Décidément, je ne contrôle plus la situation. Un douloureux sentiment d’impuissance m’étreint.
Je devrais appeler le Vieux. Il y a le bigophone dans ce motel. Puisque par mesure de précaution, je n’ai pu aller lui parler depuis le consulat (quel con, çu-là !) de France comme j’en avais l’intention, rien ne m’empêche de risquer le coup depuis ici, il semblerait que nos « ennemis » n’aient pas encore découvert cette planque passe-partout. Elle est trop simple, comprends-tu ? L’éternelle histoire de la lettre volée !
Pourtant, mon instinct me retient toujours de le faire. Je ne parviens pas à m’expliquer l’objet de cette retenue ; à croire que Pépère en personne représente un danger !
Le biniou d’ici comporte une certaine rudimentarité, si je puis dire. Il faut demander son numéro à ce qui sert de réception. Après avoir balancé, je réclame celui de Pinuche, à tout hasard. Le grossium mène une existence de luxe depuis qu’il lui tombe des dividendes en surabondance. Il vit dans de la mousse parfumée, le Débris : confort et volupté. Sa prostate est mise à rude épreuve.
L’obtenir, depuis ce boui-boui, est une opération aventureuse. Que de fausses manœuvres ! Que de cafouilleries dans la transmission. Pour finir, je suis en ligne avec dame Finette, la frivole. La chaisière éternellement souffrante et dévote est devenue une vieille peau inassouvissable qui se tape force masseurs, visagistes, chauffeurs et gigolos de brasseries pour dames ». Elle fréquente des thés dansants dans la région des Champs-Zé et y lève des sabreurs de momies à la bite d’airain, toujours prêts à goder pour de la fraîche. De ces garçons conformés pour la tringle calamiteuse que deux biftons de cinq cents pions mettent en érection plus rapidement que deux beaux nichons pour des mâles normaux.
Elle glousse en m’identifiant.
— Oh ! c’est vous, délicieux commissaire que je ne fréquente pas suffisamment. Pourquoi ne passeriez-vous pas un week-end prolongé dans notre maison de campagne des bords de Loire ? Venez-y donc pendant que César ira faire sa cure à Quiberon. J’ai là-bas une cuisinière qui éblouira vos papilles. Nous connaîtrions d’exquises soirées, vous et moi, mon délicieux ami. Vous pourriez amener une jeunette et nous batifolerions à trois ; c’est un exercice auquel j’ai pris goût et dans lequel je déploie, m’a-t-on affirmé, des dons exceptionnels. Tout dans la discrétion, Antoine ! Je sais demeurer en retrait, me contentant d’accompagner un échange normal de bifellation qui corse l’intérêt de la chose. Depuis que je suis débarrassée de mon asthme, je puis réaliser de véritables exploits, au point de vue respiration.
La porte s’entrouvre et je vois réapparaître M. Blanc, contrit. Il me sourit penaudement.
Dans l’appareil, la vieille lubrique poursuit :
— Il suffit que les deux partenaires se placent dans une position propice, qui me permette l’accès à leurs sexes. Je passe alors de l’un à l’autre en continu, ce qui les rend fous. J’ai fait prendre des photographies par un artiste chevronné et je puis vous les communiquer si vous le désirez : elles vous permettraient de vous faire une idée de la charmante combinaison.
— Très volontiers, accepté-je, je vais étudier votre proposition avec soin, ma chère. En attendant, puis-je parler à César ?
— Il est absent pour l’instant, s’étant rendu aux funérailles du docteur Chaudelance.
— Quand peut-on espérer son retour ?
Mais, sans attendre la réponse, j’égosille :
— Vous avez dit « le docteur Chaudelance » ?
— C’est vrai que vous le connaissez également, puisqu’il s’agit du médecin légiste.
J’ai un brusque vertigo. Mon regard devient pourpre. Jérémie s’en trouve illuminé comme par les flammes d’un brasier, les murs deviennent rouge sang.
— Il est mort quand ?
— Avant-hier. Vous ne l’avez donc pas appris, mon bel ami ?
— Je suis à l’étranger. Et de quoi est-il mort ?
— D’une overdose de morphine, ce qui a surpris tout le monde car il n’avait pas la réputation d’un homme qui se droguait. Mais enfin, il était veuf, n’est-ce pas. On ne lui connaissait pas de liaison attitrée et son unique fille vivait aux Etats-Unis. Peut-être que la solitude lui pesait trop, par moments. Si nous l’avions fréquenté, j’aurais pu m’occuper de lui car il était assez bel homme…
Je bafouille n’importe quoi et raccroche, atterré.
Un silence épais comme de la fondue au vacherin s’abat dans la chambre.
— Tu vois, finit par murmurer Jérémie, je suis revenu.
— Parce que tu étais parti ?
Il hausse les épaules :
— J’étais gringrin.
Je hausse les épaules.
— Je connais un tas d’autres cons qui le sont aussi.
Il est prêt à tout endurer.
— C’est ça : persifle, Antoine, mais ne m’en veuille pas.
— Pourquoi en voudrais-je à un nègre ?
Il respire en grand.
— O.K. ! ça va, j’ai fait amende honorable, maintenant écrase sinon je te fous un coup de boule dans les dents !
— Avec ton pelage, ça amortirait le choc.
Et il me fout un coup de tête dans la poire. J’ai l’impression que ma mâchoire vient de se briser. Sonné, je flanche des cannes, tombe à genoux sur le plancher et suis obligé d’y prendre appui avec mes deux mains à plat pour ne pas descendre encore plus bas.
Dis, il devient dingue, le Sénégaloche ! Non mais, il démarre pas encore son andropause, l’enfoiré : c’est pas de son âge !
Alors il se place à genoux près de moi et met son bras musculeux sur mon épaule. Il sanglote :
— Je te demande pardon, Antoine. Qu’est-ce qui m’arrive ! Un terrible coup de flou. Pendant que j’étais seul, j’ai appelé pour qu’on me serve à boire. Tu sais quoi ? La serveuse, en m’apportant ma bière, m’a demandé si j’étais « le boy » de ces messieurs-dames touristes ? VOTRE boy !
« Je lui ai répondu que oui. Elle m’a demandé si vous me battiez… Je lui ai dit que oui. Je… »
Ses larmes l’étouffent. Alors je le serre sur mon cœur.
— Pleure plus, Cannibale. Pense à l’avenir tel que tu me l’as décrit : vous nous mangerez et vous nous chierez. Votre esclavage s’achèvera en apothéose !
Il rit plus blanc que blanc.
— Qui est-ce qui est mort ? fait-il en désignant le téléphone.
— Le médecin légiste de Paris.
— De quoi ?
Et ma pomme, dans une pulsion :
— D’avoir autopsié « Cousin frileux ».
Car le fait me paraît évident. Il s’impose à ma sagacité flicardière. Les gars de Londres se sont aperçus qu’on avait charcuté le cadavre de Lord Kouettmoll. Or, ils « savaient » que Sa Grâce trimbalait quelque chose de capital dans ses viscères. Ils ont voulu découvrir ce qu’il était advenu de la capsule. Auprès de qui se tuyauter, sinon en questionnant le praticien ayant effectué l’autopsie ?
— Comment se fait-il que Violette et Mathias aient disparu ?
Blanc hausse les épaules.
— Cette Violette est une infâme pute.
— Infâme me semble exagéré. Tu te l’es faite ?
Sitôt que vous avez été partis, elle s’est mise à nous vamper, le Rouquin et moi. Au bout de dix minutes, on se l’emplâtrait comme deux pourceaux une truie ! Quand je pense que Ramadé est enceinte, de même qu’Angélique, l’épouse de Mathias ! J’ai honte, Antoine. Ça aussi, ça m’a démoli le système ner-veux ! Mais cela dit, quelle belle salope ! Quel art ! Quel sens de l’amour ! Diabolique !