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Je retourne auprès de Jérémie.

— Ça va être à toi de jouer, grand primate ; tu vas aller promener les fourmis qui grouillent dans tes pattes velues. Moi je garderai ces messieurs en attendant Godot, c’est-à-dire Béru.

Et puis la fatigue m’a, je dois reconnaître. Ça ressemble à une érosion de mon individu. J’ai l’impression de m’émietter, mon sang se fluidifie, mes sens se placent en veilleuse. Dans le fond, tout s’opère en dehors de moi. Ce n’est plus l’illustre San-Antonio, le chef de l’expédition, mais cette pétasse de Violette. Elle prend les décisions, tire les ficelles, agit positivement. Moi, je me contente d’échapper aux méchants qui me veulent du mal.

Cinq minutes plus tard, notre égérie est à nouveau peinte en guerre, parée pour de nouvelles prouesses.

— Vous venez, Blanc ?

Elle semble le snober ; le dédaigner, même. Main-te-nant qu’elle baise turc, elle nous tient, au plumard, comme quantité négligeable. Tu penses, une race qui commet des génocides, ça chibre plutôt mongol. Le dirluche de l’Agence Höyüyü, il doit calter ses clientes fantoche à la brutale, leur écarquiller les orifices comme le fait le représentant d’une horde venue d’Asie.

Jérémie sent tout ça. Et cette constatation ne lui rebecte pas le mental.

Ils partent.

Je joue les mères au foyer.

Et ce qui doit arriver se produit. Vaincu par l’épuisement, je m’endors sur la table, le visage enfoui dans mon coude. Sommeil de détresse, lourd, nauséeux. Une profonde « malcontence » est en moi, endémique. Elle me poursuit jusque dans ce qui devrait être l’incons-cience. Mais le sommes-nous jamais, inconscients ? Souvent, je me demande si « après » il n’y aura pas encore cette permanence de moi-même qui me fera chier dans l’au-delà. T’imagines la désilluse du mec qui se suicide, à bout de « patience », et qui se rend compte, une fois que sa cervelle a explosé sous l’impact de la balle qu’il s’est tirée dans la bouche, que RIEN n’est solutionné et que ses problèmes, son désespoir et ses tourments sont toujours là, fidèles au poste !

Ça, je te jure que je le sens. On n’échappe plus à soi-même. Quand t’existes, c’est pour toujours. Ils sont épris d’éternité, tous ces cons : eh ben, ils l’ont ! Leur terreur, c’est de FINIR ; la mienne, c’est de DURER. Je suis un convoiteur de néant ; je rêve de la PAIX INTÉGRALE, celle qui anéantit plus blanc que le blanc. A quoi bon dormir, Antoine : tu vas te réveiller et ce sera un peu plus laid qu’avant de roupiller. C’est chaque fois un peu plus laid qu’avant. Qu’à la fin tu te demandes si tu trouveras encore la force de dégueuler.

Moi, l’autre soir, à la téloche, je regardais, j’écoutais un « débat ». La guignolade suprême. Six leaders politiques derrière six pupitres, de la gauche gauche à la droite droite. Tellement de temps que je peux plus les souder, ces cons. Mais je trouve la force (il en faut) de les regarder encore. La fascination de la charogne grouillante d’asticots. La mort qui bouge de sa décomposition ! Six vrais grands gros, sales cons éculés, n’ayant plus la moindre importance, fût-ce pour leur propre carrière. Cette fois ils étaient debout, une heure de temps. Heureuse innovation ! C’est ceux qu’on ne considère plus, qu’on laisse debout. Ou alors le vrai grand chef.

Ces six grands, gros, sales cons peinaient de leur verticalité, à mesure que le temps passait, s’entortillaient une jambe après l’autre, déhanchaient, prenaient appui du coude, mobilisaient leur reste d’éner-gie pour proférer leurs dernières sottises. Ils étaient si vains, superflus et grotesques, que la honte et la pitié agacée se le disputaient en moi. Je rêvais d’une trappe, derrière le pupitre, qui s’ouvrirait sous eux après leur déconne, avec un toboggan pour les conduire sur un tas de fumier à une allure de bobsleigh. Comment peut-on encore les regarder, ces enfoirés ? Vite, un prêtre, que je m’en confesse, des fois que l’infarctus viendrait me chicaner à l’improviste.

« Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché. Je m’accuse d’avoir consacré de précieuses minutes de ma vie à contempler six merdes verdâtres, posées à la verticale contre un pupitre qui leur servait de tuteur ! Je m’accuse d’avoir souillé ce temps sacré que vous m’impartissez, à déguster de l’essence de mépris délayée dans du fiel (moi qui suis tant tellement fait pour aimer !) au lieu de consacrer ce morceau de durée à lire un bon livre, à visionner un bon film, à écouter de jolies chansons, à bouffer la chatte d’une gentille dame, à prier Dieu, à contempler de la peinture, à me laisser turluter le chinois. »

Seigneur ! Comme leur redondante insignifiance reposait sur un consensus parfait ! Enfin unis par la connerie ! Par la répulsion qu’ils provoquaient ! Par l’insignifiance sentencieuse de leurs propos. Six cadavres encravatés ! Onze yeux qui reflétaient le vide du vide, là où s’opère cette alchimie mystérieuse qui transforme le rien en merde !

Précaire repos. Mon insatisfaction profonde tourne à l’angoisse. Je finis par m’éveiller en sursaut.

Mais ce réveil n’est pas spontané, contrairement à ce que je crois dans l’instant. En réalité, on toque à ma porte. Je vais entrouvrir légèrement l’huis. Je sais qu’il ne s’agit pas de Béru car le Gros entre toujours sans frapper. (souvent, il frappe après être entré). Me trouve en présence d’un beau Turc balancé colosse, portant une blouse blanche, des poils crépus sur la poitrine, des baskets cradoches et six stylos dans la poche supérieure de sa blouse.

Il a un mouvement de tête, puis me tend un feuillet de papier à en-tête de l’ambassade de France. J’en prends connaissance :

COUSIN FRILEUX

Prière de remettre les colis aux porteurs.

PARIS

Je plie le message en quatre, le serre dans ma poche et désigne la couche nuptiale des deux lascars. Le pseudo-infirmier s’avance, regarde, acquiesce.

— Moment ! il dit.

Et il repart pour revenir deux minutes dix secondes après, flanqué d’un copain également en blouse blanche et coiffé d’une casquette à visière noire. Ils portent une civière roulée, la déplient et chargent Tommaso dessus. Puis ils procèdent à un second voyage pour évacuer Boris Kelfiott. Je crois assister à un remake de la scène que j’ai vécue avec Violette l’autre soir, à l’hôtel Thagada Veutu. Tout s’opère dans un complet silence. Juste le crissement des semelles sur les mauvais parquets. Les heurts du transport et le souffle des infirmiers en charge. Je ne suis pas fâché d’être débarrassé de ces deux crapules. Je me sens plus léger, tout à coup, comme libéré.

Dis, je vais pas morfondre ici en attendant Béru.

Je bourdonne, moi, dans cette taupinière.

L’agence quoi, elle a dit, Violette ? Höyüyü, t’es sûr ? Elle a bien dû inscrire l’adresse quelque part, consciencieuse comme elle est, non ? Note que ça doit figurer dans tous les bons annuaires de téléphone agréés par les P.T.T.T. (p.t.t. turcs).

Je me rends dans la carrée dévolue à la fougueuse « inspectrice », mais c’est un coin pauvret, chiche, dans lequel elle n’a guère eu le temps de s’installer. Le désert. Rien sur la méchante table de bois blanc. J’en ouvre le tiroir. A l’intérieur, je trouve une boîte de plastique blanc qui me rappelle quelque chose. Je souffle dans ma mémoire pour la gonfler un peu. Ça y est, ça me revient. C’est là-dedans que Mathias conservait son matériel (seringue et produit) destiné à rendre les gens loquaces sans qu’ils en gardent le souvenir.

Alors, le gars méziguche, fils aîné, unique et préféré de Félicie, se tient le langage suivant :