Je tranche ses liens puis, ayant saisi un coin de son bâillon, je l’arrache d’un coup sec.
— Ça joue ? soufflé-je.
Il me sourit domino.
— Fais gaffe à Violette, chuchote-t-il ; elle nous double.
— Elle ? Tu débloques !
— Je te jure que si. Quand nous sommes arrivés à l’agence, elle m’a demandé de l’attendre un instant dans la galerie du bas. Très peu de temps après, elle est venue me chercher. Nous sommes montés ici. Au moment ou j’allais entrer dans la pièce voisine, j’ai reçu un formidable coup sur la tête. J’ai perdu con-nais-sance un instant et je me suis retrouvé attaché et muselé. Et tu sais que le Rouquin aussi nous double ? J’ai eu le temps de l’apercevoir dans le bureau voisin, assis en face d’un Asiatique à lunettes ; ils semblaient en très bons termes.
Là, mon cervelet trébuche et ma matière grise se prend les pieds dans le tapis. Mathias, m’arnaquer ! Après des années de dévouement dans nos rangs glorieux ! Mathias l’infatigable qui, lorsqu’il ne besogne pas sa houri, passe ses loisirs à inventer pour la Rousse des gadgets précieux !
— Là, tu me souffles ! balbutié-je.
Mais l’homme d’action reprend vite le dessus en moi. Pas mauviette, l’Antonio sait affronter la pire adversité.
— Combien sont-ils, selon toi ?
Il masse sa nuque puis regarde ses doigts poisseux dans un reflet de lumière.
— Heureusement que j’ai la tronche aussi résistante qu’une noix de coco.
Répondant à ma question, il déclare :
— Exceptés nos deux potes saligauds, le Jaune à lunettes et le mec qui m’a frappé, je crois que c’est tout.
Sans mot dire, je rentortille autour de Jérémie la ficelle qui l’entravait.
— Qu’est-ce que tu fiches ? s’inquiète le négus.
— Je rends les apparences trompeuses. Tu vas te placer dans le couloir et pousser des plaintes sous ton bâillon. Moi, je resterai embusqué derrière la porte. Ils vont venir voir ce qui se passe et penseront que tu es parvenu partiellement à te délivrer.
J’applique le sparadrap sur son museau, mais en le laissant très lâche, puis je recule de deux pas de façon à me dissimuler derrière la lourde de verre qui donne sur la pièce obscure.
— Go, mec ! soufflé-je.
Il fait ça très bien, mon pote King-Kong. Ses gémissements traduisent la souffrance et l’égare-ment ; ce sont les sourdes plaintes d’un gazier envapé qui a mal.
Leur effet ne tarde pas. Au bout d’un instant, la porte voisine s’ouvre, laissant le passage à une grande armoire baraquée comme le Rockefeller Center. Le gorille apocalyptique pour films style « James Bond ». Tu te rappelles l’affreux à la mâchoire en or ? Ça ! Un zigus de cette ampleur flanquerait la maladie de Parkinson à un régiment de marines.
Voyant mon sombre ami recroquevillé devant l’escalier, il éructe en étrusque et lui décoche un coup de saton dans le burlingue.
— Wwwhrahhhaaaaâââ ! ! ! ! déclare ce pauvre Jérémie.
Dis, je vais pas le laisser massacrer ! Alors, j’interviens. Chouettos ! Imparable ! Elan, rush ! Bourrade buldozeurienne dans le dos du terrific. Dommage que ça ne soit pas filmé : t’aurais un document excep-tionnel.
Le Gigantesque pousse un cri de défenestré, met ses mains jointes très en avant, dans la position du plongeur d’élite, et valdingue par-dessus l’escalier. En admirant sa trajectoire, j’ai juste le temps de me rappe-ler que le sol qui va le réceptionner est fait de marbre. Son hurlement de détresse est réverbéré par la hauteur du local. Curieux comme cette chute me semble longue. Et à lui, donc ! Enfin le bruit sourd que j’appréhendais se produit. Lourd, bref, définitif. Le silence qui suit n’est pas de Mozart. Un silence épais comme du sang coagulé.
Dans le bureau éclairé, bref remue-ménage. Appa-raissent au coude à coude, Violette et un type courtaud, asiatique, massif, à lunettes. Ils se précipitent avec tant d’élan à l’extérieur, qu’ils se coincent sottement dans l’encadrement. Ridicule ! Moi, sur ma lancée euphorique, tu sais quoi ? Oui, mon chou : un doublé de footballeur réussissant un exploit technique devant les buts adverses. Coup de latte dans la braguette du Jaune ; coup de boule dans la frimousse de ma collaboratrice ! But ! J’ouvre à la fois la marque et l’arcade souricière de la môme.
Le couple retourne à l’intérieur du burlingue, mais chacun sur son pétard. L’Asiatique a moulé ses besicles et ressemble à un hibou qui vient de trouver sa chouette en train de se faire miser par un grand-duc. Une mousse blanchâtre sort de sa bouche aux lèvres minces. Comme je le trouve antipathique, il a droit à mon talon droit sur sa pommette gauche. Il opte aussitôt pour la position allongée. Je palpe ses fringues à la recherche d’une arme, mais il n’en porte pas sur lui.
Redevenu galant, je tends la main à Violette pour l’aider à se remettre debout. D’une secousse je la redresse. A peine ma main a-t-elle lâché la sienne que, redevant mufle, je lui écrase une baffe qui la renvoie dinguer à travers la pièce. Il me semble que je ne retrou-verai jamais mon calme (comme disait à Québec, le corps expéditionnaire français en 1759).
Me voilà à nouveau penché sur Violette.
— J’aurais dû me méfier : une morue pareille ! grincé-je-t-il en lui administrant une nouvelle tatouille.
Elle me sourit à travers son échevelance et le raisin qui dégouline sur sa vitrine.
— Oh ! oui : frappe encore ! supplie-t-elle.
Et comme mon éberluance stoppe mes coups, elle dit :
— Comme tu es fort ! Comme tu es beau ! Comme tu es terriblement mâle ! Cogne-moi, chéri ! C’est trop bon ! Esquinte-moi toute ! Je veux que tu me brises, que tu me disloques ! Après tu me baiseras sur le plancher, tu verras : ce sera merveilleux !
— Pétasse hystéro !
— Et comment ! Bats-moi encore, Antoine ! Mets-moi en sang ! Enceinte ! Tout ! Tout, mon grand beau mec !
Ecœuré, je la laisse pour rendormir le taulier d’un coup de mon talon gauche sur sa pommette droite. Qu’ensuite, je m’intéresse enfin à Mathias.
Son cas ne nécessite pas de ma part un gros effort de concentration : il est éloquent. Le Rouquin est tranquillement assis dans le fauteuil faisant face à celui du directeur. L’une de ses manches est retroussée et il est clair qu’on lui a fait une piqûre. Une piqûre — ô ironie — de son fameux produit qui met n’importe lequel de tes semblables à ta complète disposition, sans qu’il en garde le moindre souvenir. Le petit attirail que je connais bien se trouve encore sur le sous-main de cuir du dirluche.
Maintenant, la Violette (de Parme) se roule sur le parquet en criant que je dois la baiser vite, vite, et en arrachant son slip. C’est la grande crise. Qu’heureuse-ment, je vois surgir un vaillant qui ne perd jamais son sang-froid : en l’eau cul rance, M. Blanc. Il porte quelque chose de lourd. Et de partiellement fluide : un seau d’eau puisée aux toilettes. Avec une joie réelle, il balance le contenu du récipient dans le portrait de la chienne en chaleur. Radical. Elle cesse de m’implorer et se met à claquer des chailles. Cette fois, nous la relevons pour de bon et l’installons dans le fauteuil directorial. Ses cheveux plaqués sur le visage, ses fards dilués, lui donnent une gueule de noyée, à la Violette.
— Ecoute, sous-merde, lui postillonné-je dans le portrait. Si tu ne t’affales pas complètement, si tu ne me racontes pas toutes tes giries, je te massacre réellement ; et sans te baiser en fin de parcours, crois-le bien. Mords ta frite dans la glace, là, sur la droite, et dis-moi quel chimpanzé couvert d’eczéma, charriant un cul gros comme un potiron et violet comme une aubergine, aurait envie de t’embroquer, pute borgne, dégueulade de rat malade, charogne pestilentielle ! Je préférerais sodomiser le Chinetoque, là par terre plutôt que de te toucher autrement qu’avec mon poing, gorgone !