Là, je vais déposer des astérisques, c’est ce qui se fait de mieux, en imprimerie, pour marquer qu’un laps de temps s’écoule.
Mon sub l’attendait intensément, cette sonnerie téléphonique. Eh ben voilà, ça y est : elle se produit. Une ronflade caverneuse, étudiée, faite pour t’appeler sans trop te casser les couilles.
Je me mets à genoux sur mon pieu. C’est crépusculaire autour de moi. Putain, combien de temps ai-je dormi ? Je cherche le biniou près de ma couche. Pas duraille à retapisser, il est pourvu d’un voyant lumineux qui palpite en cas d’appel. Pendant le temps assez bref que je mets à décrocher, je me dis que la Violette n’est pas encore rentrée et qu’elle attige dans son rôle de touriste.
Je porte le combiné couleur d’ivoire à ma frime. Voix mélécassiste d’un standardiste turc qui parle le français comme un acadien ayant vécu en Amérique latine :
— Un téléphone pour vous, Monsieur !
— Merci, feulé-je, biscotte le monstrueux bâillement dont je suis obligé de me séparer.
— Commissaire ?
Merde : Violette !
— Qu’est-ce que vous foutez, bordel ? C’est ça que vous appelez « faire un tour » ?
Elle, calmos :
— Je crois que j’ai retrouvé notre homme.
Alors là, la foudre ! Le seau d’eau ! Le coup de gourdoche !
Je ne peux qu’égosiller :
— Hein ?
Et c’est pas fastoche à égosiller, une exclamation style « Hein ? ». « Comment », ça va encore, c’est expulsif, tu comprends ; tandis que « Hein ? » est un verbe aspiratif. Et du troisième groupe : le plus chenillard !
— Je vous répète que je crois avoir déniché notre type. Sautez dans un taxi et venez dans le quartier de Bézatouva, je vous attendrai devant le tombeau de Fépaça-Gamel.
Elle raccroche, me froissant le tympan.
Hébété, je remets mes grolles, enfile ma veste, me recoiffe et fonce à la lourde.
Il me semble que j’oublie quelque chose ?
Ah ! oui : mon pantalon.
WINDSOR LODGE
Le tombeau de Fépaça-Gamel (dit le tuberculeux) est érigé sur la place Fépaça-Céçal, délicieusement ombragée de palmiers. Des pelouses fleuries com-plètent l’enchantement du lieu que troublent seuls les coups de maillets des dinandiers martelant le cuivre, nombreux dans le quartier de Bézatouva. Le mausolée est en marbre de Gruyère de couleur jaune. Il représente Fépaça-Gamel sodomisant un Grec vaincu à la fameuse bataille de Crados (1646). En bas-relief ses guerriers font des bras d’honneur au soldat grec humilié. L’œuvre est d’une force pénétrante.
Violette est en train de la contempler d’un œil pensif lorsque le vieux taxi asthmatique me dépose devant le tombeau.
Elle me sourit sans forfanterie.
— Fépaça-Gamel avait de bien petits testicules, me dit-elle en désignant la sculpture.
— Peut-être que l’artiste ne disposait pas de suffisamment de marbre pour les reconstituer fidèlement, hypothésé-je. Cela dit, l’œuvre date seulement de soixante ans, ayant été commandée par Mustafa Kemal, plus commodément appelé Atatürk. La réelle dimension des bourses de Fépaça-Gamel a été probablement occultée par l’Histoire dont la fidélité à ce genre de détail est souvent incertaine.
— Vous appelez cela un détail ! ironise Violette.
Ayant à cœur de ne pas la questionner, ce qui met toujours un supérieur hiérarchique en position d’infériorité vis-à-vis de son subordonné (puisque celui-ci détient des connaissances qui lui font défaut), je continue de m’appesantir sur la paire de couilles de Fépaça-Gamel. L’air est embaumé par les fleurs et le bruit du cuivre martelé est mélodieux à mes tympans. Moment de grâce en cette nuit tiède de l’ancienne Byzance.
— La grosseur des bourses est-elle, d’après votre expérience, en rapport, si je puis dire, avec les performances sexuelles de leur propriétaire, douce Violette ?
Elle fait semblant de rougir et balbutie :
— Je ne saurais l’affirmer, mais la chose me semble évidente. Je tiens pour acquis que l’homme performant dispose de réserves. Si l’intendance ne suit pas, la bataille est de courte durée !
Chère belle âme au cul somptueux, comme elle s’exprime bien ! Mon admiration pour Achille s’en accroît.
Et puis elle se décide :
— Voyez-vous, commissaire, je suis une fille exaltée, passionnée par le métier qu’elle a choisi. Je n’avais pas la patience d’attendre les réactions de nos homologues turcs. Je me suis dit que, même si c’était en pure perte, je devais entreprendre quelque chose.
— D’accord, mais quoi ? ne puis-je me retenir de croasser.
— J’ai affrété un taxi et lui ai demandé de faire la tournée de tous les hôtels de standing de la ville, pensant que le faux ecclésiastique à la (sarba) canne, s’il était « tueur à gages de classe internationale » (il tue un Anglais en France avant de s’embarquer pour la Turquie) devait s’offrir des hôtels de luxe au cours de ses déplacements.
L’a b c du métier, elle l’a, Miss Violette.
— Je suis donc allée dans les réceptions des meilleurs établissements hôteliers d’Istanbul et, au bout de trois heures d’efforts, j’ai obtenu un résultat.
« En fait, notre homme, si c’est bien lui, comme je l’espère, est descendu dans une pension de luxe. C’est tout à fait par hasard que je l’ai découverte. Nous passions devant, j’ai demandé à mon chauffeur, qui parle le français, ce qu’était cette belle demeure, un peu vieille Angleterre d’aspect, style qui trouble dans cette ville ottomane. Il m’a expliqué qu’il s’agissait d’une maison louée par studios ou petits appartements, avec un service de repas. Pourquoi ai-je décidé de la visiter quand même ?… Mystère. »
— Parce que vous avez l’instinct flic, fais-je, sans lequel on n’arrive pas à grand-chose.
— Je suis donc allée me renseigner auprès d’une dame britannique, d’un âge avancé, qui gère cette pension ; elle a tout de suite vu de qui il s’agissait. Elle m’a expliqué que l’ecclésiastique n’est pas son client, mais qu’il accompagne son neveu qui, lui, est un habitué de la maison, un certain Tommaso, lequel fait des séjours épisodiques à Istanbul. Le Tommaso en question serait un romancier anglais, malgré son patronyme. Il est jeune, grand, d’aspect maladif et porte des lunettes.
— Formidable ! fais-je. Violette, vous êtes une recrue époustouflante et je vous annonce la plus étonnante des carrières !
— Merci, fait-elle, sans l’once, ni le pouce d’un début de vanité.
Elle regarde la stature de Fépaça-Gamel (1611–1647)[4].
— Bel homme, soupire-t-elle. Je suis convaincue qu’il possédait en réalité des attributs plus en rapport avec sa carrure.
Puis, revenant à son enquête :
— J’ai essayé d’obtenir un logement dans la pension de famille de la dame, mais elle a levé les bras au ciel en m’assurant que tout était réservé des mois à l’avance.
— Il est à craindre qu’elle prévienne Tommaso de votre « enquête », réfléchis-je.
— Je ne le pense pas, répond Violette. Quitte à ruiner la réputation de son client dans l’esprit de la vieille femme, je lui ai confié que son oncle le pasteur n’était pas son oncle et qu’ils avaient tous deux des mœurs contre nature. J’ai ajouté que je me livrais à une enquête pour le compte de la femme du religieux et qu’il convenait de rester discret. Elle était horriblement choquée, la malheureuse, et m’a promis de ne parler de ma visite à âme qui vive.
— Parfait, ma brillante amie ! Conduisez-moi jusqu’à cette honorable house.
— C’est à trois cents mètres d’ici, m’avertit l’Emérite.
4
Ce sultan est mort prématurément de la chtouille contractée en sodomisant le guerrier grec.