— Y trouveront-ils à boire et à manger en quantité suffisante ?
— Oui, en puisant dans les océans. Les bateaux de pêche pourraient livrer leurs prises dans les îles, et il existe de nombreuses unités portatives de désalinisation. »
Drakon haussa les épaules d’un air contrit. « À vous de voir. Mais si vous envoyez les citoyens dans les îles, les Énigmas les repéreront aisément dès que leurs vaisseaux seront assez proches.
— Et toutes seront alors la cible d’un bombardement, conclut Iceni. Petites, elles formeront des cibles bien plus concentrées que des villes. » Elle savait comment ça se passait. Elle avait participé à un certain nombre de bombardements planétaires durant la guerre contre l’Alliance et en avait gardé des souvenirs auxquels elle s’efforçait à présent de se soustraire, ainsi, de temps à autre, qu’à des cauchemars, en dépit des traitements qu’offrait la médecine moderne pour permettre à ceux qui avaient assisté à de tels spectacles – ou les avaient orchestrés – de continuer à vivre. « Il n’y a pas assez de terres émergées sur notre planète pour disperser toute la population.
— Non, renchérit Drakon. En effet.
— Et tout bombardement cinétique qui frapperait l’océan engendrerait des lames de fond qui submergeraient les îles les plus basses. Je vais faire de mon mieux pour maintenir le calme dans la population et procéder à une évacuation limitée. Les Énigmas hésiteront peut-être à massacrer des civils désarmés ne présentant manifestement aucun danger. » Iceni était consciente de prendre ses désirs pour des réalités. Drakon, de son côté, tentait de masquer son scepticisme sans réellement y parvenir, mais elle pouvait difficilement le lui reprocher.
« Nous ignorons ce qu’il est advenu des citoyens de systèmes stellaires investis par les Énigmas, fit remarquer le général.
— Nous savons en tout cas que nous n’avons jamais plus entendu parler d’eux par la suite. » Iceni prit une profonde inspiration, se redressa et chercha le regard de Drakon. « Je ferai de mon mieux pour continuer d’envoyer régulièrement des messages à Boyens et aux extraterrestres. Je négocierai avec qui y répondra.
— Quant à moi, je veillerai à ce que mes troupes soient prêtes pour l’arrivée des Énigmas. » Il lui adressa un salut plus ou moins ironique. « Avez-vous déjà visionné ces vieilles vidéos sur cet empire de l’Antiquité et ses combats à mort dans l’arène ?
— Les gladiateurs ? Oui. Ceux qui vont mourir te saluent. » Elle lui retourna le sien avec un sourire sardonique. « Allez-vous me trahir, Artur ? »
Il soutint son regard. Iceni ne vit naître aucun sourire sur sa bouche en guise de réponse. « Non. Vous me croyez ? »
J’aimerais bien. « Je crois que nous n’avons aucune chance de survivre, ni l’un ni l’autre, quoi que nous fassions. C’est assez agaçant, en vérité. J’ai toujours espéré que je serais en mesure de choisir ma mort. »
Drakon fixa le plancher d’un œil noir puis la dévisagea. « Pas d’un coup de poignard dans le dos. De ma part, en tout cas. »
Il avait l’air de parler sérieusement.
« Que diable font-ils ? » De dépit, Iceni pensait tout haut. « Ça fait douze heures qu’ils n’ont pas bougé d’un pouce ! »
Mehmet Togo était la seule autre personne présente dans le bureau du centre de commandement. L’espace d’un instant, il eut l’air de se demander si l’on s’attendait à ce qu’il répondît.
Iceni fusilla du regard la version bien plus petite de l’écran qui flottait au-dessus de la table de conférence et montrait le système stellaire de Midway. « Je sais ce que mijote Boyens. Il ne m’a pas répondu et sa flottille n’a pas bougé parce qu’il cherche à réduire ses propres risques. Il ne va strictement rien faire et feindra de se tenir prêt à charger les Énigmas pour venir à la rescousse des gens du système, alors qu’en fait il se préparera à gagner le portail de l’hypernet pour prendre la tangente.
— S’il fuit, le CECH Boyens devra se justifier auprès de ses supérieurs de Prime et leur expliquer pourquoi il n’a pas sauvé Midway des Énigmas, fit remarquer Togo sans s’émouvoir.
— Il est probablement en train de se forger des excuses en ce moment même, affirma Iceni d’un ton cinglant. Prime n’acceptera pas comme excuse leur supériorité numérique écrasante, surtout si Boyens affirme avoir fait tout ce qu’il a pu mais revient sans avoir souffert une seule égratignure après avoir affronté les Énigmas et nous-mêmes. Mais ses excuses n’ont pas besoin d’être recevables. Il suffit qu’elles tiennent debout. Je peux comprendre relativement bien Boyens et son comportement. Mais les Énigmas ? Que fabriquent-ils, eux ? »
Elle fixa son écran comme si, en l’intimidant, elle pouvait arracher à Togo la réponse qu’il était bien en peine de lui fournir. Les extraterrestres avaient commencé à s’enfoncer à l’intérieur du système, mais ils avaient freiné leur vélocité en arrivant à trente minutes-lumière seulement du point de saut pour Pelé, d’où ils avaient émergé. Leurs deux cent vingt-deux vaisseaux stationnaient là depuis, dans une position identique relativement au point de saut.
« Pour quelle raison peuvent-ils bien attendre ? Nous sommes à leur merci. Ils doivent le savoir. »
Iceni bondit sur ses pieds et jaillit du bureau en trombe, prête à demander au premier employé qu’elle croiserait de lui expliquer l’inexplicable.
La première personne sur qui ses yeux se posèrent fut le général Drakon, au milieu d’un petit groupe composé de Malin, de Morgan et de lui-même. Note à mon intention, se dit Iceni en s’efforçant de dissimuler sa réaction à la vue de la réapparition de Morgan. Si nous survivons à cet épisode, n’oublie pas d’avoir une longue discussion avec Drakon sur les raisons qui le poussent à garder à ses côtés cette punaise meurtrière. La loyauté envers les subordonnés est belle est bonne, et Togo m’en a appris assez long sur les compétences et la dangerosité de Morgan pour me permettre de comprendre pourquoi elle est si précieuse aux yeux de Drakon, mais cette fille est limite psychotique. Je me moque qu’elle le soit devenue à cause de ce que lui a fait le Syndicat en l’envoyant en mission dans le territoire Énigma. Ce n’est ni ma faute ni mon problème.
Et elle a couché avec ce stupide macho de Drakon quand il était trop ivre pour se méfier. Elle, en revanche, savait parfaitement ce qu’elle faisait. Je n’ai aucun doute à cet égard. Mais dans quel dessein ? Cette incartade n’a eu d’autre résultat que d’inciter Drakon à se promettre de ne plus jamais recommencer. Mais que cherchait Morgan ?
Et pourquoi est-ce que cela me perturbe à ce point ? Parce que ça prouve que Drakon, finalement, n’est jamais qu’un crétin de mâle comme les autres ? Ou bien parce que… ?
Non. Je ne suis pas si bête. Mélanger le plaisir et le travail, c’est le désastre garanti.
Le colonel Malin ne donnait toujours aucun signe prévenant discrètement Iceni de se mettre en garde et, au cours de la dernière journée, il n’avait pas eu recours non plus aux méthodes habituelles, passablement tortueuses, qui lui permettaient de transmettre des informations. Soit Drakon ne projetait rien contre elle, soit il avait maintenu Malin dans l’ignorance. Avait-il joué double jeu en lui passant des renseignements, tant et si bien qu’en de telles circonstances il pouvait à son tour la laisser dans le noir, la leurrer et l’inciter à se ramollir ? Ou bien Malin obéissait-il à ses propres priorités ? À quel jeu jouez-vous, colonel Malin ?