— C’est faisable, dit Togo. Mais ça prendra du temps. Un examen aussi serré exigera le recours à des installations aux capacités restreintes et à des inquisiteurs qualifiés dont le nombre n’est pas moins limité.
— Prenez le temps. » Iceni coula un regard vers son calendrier. « Comment se déroulent les élections ?
— On ne signale aucun problème. Les citoyens votent en masse. Vos assurances, selon lesquelles on tiendra compte de leurs voix pour décider des vainqueurs, les ont persuadés. Quelques trublions pourront sans doute remporter leur poste, mais nous n’aurons aucun mal à manipuler les résultats pour nous assurer de leur défaite.
— Tenons-nous réellement à en passer par là ? demanda Iceni. J’ai réfléchi. Si ces gens gagnent en pouvoir, ils gagneront aussi en responsabilité, si peu que nous leur en concédions. Soit ils feront bien leur travail, auquel cas ils mériteront d’être entendus, soit ils échoueront et nous pourrons alors nous appuyer sur leur turbulence pour justifier leur défaite aux élections suivantes. Mais, s’agissant de leur présente prestation, nous n’avons pas besoin de truquer les résultats pour leur tenir la bride sur le cou. »
Togo ne répondit pas sur-le-champ ; d’indéchiffrables pensées passaient dans ses yeux. « Vous leur réserveriez le même traitement qu’à une autre classe de travailleurs ?
— Pourquoi pas ? » Malin lui en avait donné l’idée dans une de ses communications secrètes, ou du moins la lui avait-il suggérée et, depuis, elle ne cessait de s’imposer à elle. « Ce sont des travailleurs. Ils travaillent pour moi et pour ceux qui les ont élus. S’ils ne nous satisfont plus, leurs électeurs et moi, ils devront rendre des comptes. N’est-ce pas ainsi que doit fonctionner une démocratie, si limitée soit-elle ? En théorie du moins.
— Et s’ils satisfaisaient leurs électeurs mais commençaient à vous déplaire, madame la présidente ? »
Iceni sourit. « Ce serait sans doute un dilemme, n’est-ce pas ? Mais, comme me l’a fait remarquer quelqu’un dont je respecte le jugement, les subordonnés les plus rebelles sont parfois aussi les plus précieux. Ils vous obligent à regarder d’un autre œil ce que vous teniez jusque-là pour acquis, et il leur arrive de voir ce qui vous échappe. »
Togo, qui s’avisait rarement de jeter un pavé dans sa mare, hésita pourtant avant de répondre. « Il y a des risques, finit-il par affirmer.
— Bien sûr. Si besoin, j’aurai toujours la possibilité de truquer les résultats, n’est-ce pas ?
— Oui, madame la présidente.
— Ces postes pourvus aux voix ne disposent que d’un pouvoir restreint. Voyons un peu ce qu’en fera le peuple. Le système syndic repose sur la présomption qu’on ne peut pas se fier à lui et qu’il faut le mener comme un troupeau de moutons. Est-ce vrai ? J’aimerais le savoir. Ce qui exigera de lui laisser davantage de liberté.
— Très bien, madame la présidente. » Si Togo avait des réserves, il les garda pour lui.
L’adoubement officiel des vainqueurs des élections était une cérémonie qui se déroulait sur les planètes syndics depuis aussi longtemps qu’Iceni en avait le souvenir : il s’agissait de démonstrations très élaborées au cours desquelles on félicitait abondamment les élus soigneusement sélectionnés de leur victoire prédéterminée avant de les renvoyer servir le peuple au nom de nobles idéaux. Que ces idéaux fussent tout aussi fallacieux que l’ensemble de la cérémonie avait rendu nécessaire l’obligation faite aux superviseurs de convoquer des foules d’ouvriers avec leur famille pour applaudir sur ordre en même temps qu’ils jouaient les utilités dans cette comédie.
Iceni percevait sans doute la différence, et pas seulement parce que leur ignorance de l’identité des futurs vainqueurs avait formidablement perturbé les organisateurs de l’événement, leur interdisant de planifier la cérémonie avec suffisamment d’avance. Ils avaient l’air de prendre comme un affront personnel que cette planification dépendît de ceux à qui iraient le plus grand nombre de bulletins. Elle avait fini par en saquer la moitié afin de leur fermer leur clapet, pour découvrir ensuite que l’efficacité de tout le processus s’était, semblait-il, spectaculairement améliorée.
Il n’avait pas fallu non plus convoquer des foules de gens de force. Ils s’étaient pointés eux-mêmes, dans toutes les villes et en grand nombre, en manifestant un enthousiasme tout à fait consternant.
« Nous avons libéré un monstre », commenta Drakon. Ils se tenaient alors côte à côte sur l’estrade où seraient intronisés les vainqueurs, et leurs images étaient diffusées dans tout le système stellaire.
« Très gros et très exigeant, ce monstre, renchérit Iceni. Mais il a toujours été là. Le Syndicat le réprimait. Faute de vouloir l’imiter comme le font les serpents, il nous fallait canaliser cette énergie d’une manière ou d’une autre. Pour ma part, je serais plutôt partisane de la maintenir sous contrôle.
— Ça risque d’être très difficile, repartit Drakon. J’ai sondé le comportement de mes soldats, et mes recherches tendent à confirmer les soupçons dont je vous ai fait part à un moment donné. Si je leur ordonnais de tirer sur les citoyens, la discipline pourrait bien s’effondrer. »
Iceni hocha la tête, tout en continuant de sourire à la foule comme si Drakon et elle bavardaient à bâtons rompus. Des brouillages de sécurité interdisaient bien sûr de lire sur leurs lèvres, de sorte qu’on ne pouvait rien savoir de ce qu’ils se disaient en réalité. « Si l’on ne peut plus se fier à vos forces terrestres, on ne peut pas non plus compter sur les forces locales pour les missions de sécurité interne.
— J’aurais cru que cette nouvelle vous affecterait davantage. »
Le sourire d’Iceni n’était pas exempt d’une certaine touche d’autodérision. « Je peux me montrer aussi hypocrite qu’une autre, mais pas à cet égard. Je sais depuis notre prise du pouvoir que les travailleurs et les officiers de nos vaisseaux refuseraient de participer à un bombardement de leurs concitoyens. Pas même à une simple menace. Vos soldats ont toujours été notre seul moyen de faire respecter l’autorité. »
Drakon sourit à son tour. « Nous chevauchons un tigre.
— Exactement. Tâchez de ne pas vous laisser désarçonner.
— Pas par vous. » Ce n’était pas une question mais un constat. « Mais par le tigre, peut-être.
— Certainement, si nous ne continuons pas à le nourrir en lui offrant des mesures comme ces élections. Et celles-là étaient propres, affirma Iceni. En majeure partie. Bizarre, non ? Nous avons tenu les promesses que nous avions faites aux citoyens.
— La plupart, convint le général. Mais ils en demanderont toujours plus.
— Nous le leur fournirons lentement. Ce sera difficile, mais ça me plaît. Je suis lasse des solutions simplistes.
— Comme d’ordonner l’exécution de tous ceux qui nous créent des problèmes, par exemple ?
— Par exemple. Je ne suis plus une CECH syndic. » Pour un peu, je pourrais y croire moi-même. Me persuader que je n’ai jamais rien fait d’impardonnable lors de mon ascension vers le sommet. Pourtant j’ai laissé des victimes dans mon sillage. Comme nous tous.
Les résultats des élections furent transmis aux médias et s’affichèrent partout simultanément. Des acclamations s’élevèrent. Iceni et Drakon agitèrent la main, déclenchant d’autres ovations, puis quittèrent l’estrade au bout de quelques minutes. « Même les perdants applaudissaient, fit remarquer Iceni.
— S’ils ne croient pas les dés pipés, ils se persuadent sans doute aussi qu’ils pourront l’emporter la prochaine fois.