« Une seconde ! protesta Rogero. Le sous-CECH Pers Garadun m’a appris qu’Ito avait tué le chef des serpents de son propre vaisseau avant qu’il n’atteigne le module de survie, colonel Malin, et d’autres témoins ont corroboré ses dires ! »
Le pistolet de Malin ne vacilla pas. « Bien entendu, répondit-il. À qui aurait-elle rendu compte à bord de son vaisseau ? Et qui aurait bien pu la dénoncer dans le camp de prisonniers de l’Alliance sinon son chef lui-même ? Il savait ce qu’il adviendrait de lui s’il tombait aux mains des matelots et s’il ne disposait pas d’une monnaie d’échange pour sauver sa peau. Ito, elle, se savait cette monnaie d’échange. Son seul moyen d’assurer sa survie et de cacher qui elle était, c’était précisément de tuer son chef. Elle l’a donc réduit au silence et elle a veillé à ce que votre ami en soit témoin, afin que tous se persuadent qu’elle haïssait les serpents encore plus qu’eux. »
Un des nouveaux levtenants sortit des rangs et fixa Ito d’un œil horrifié. « Dans le camp de l’Alliance, elle a désigné deux autres officiers et nous a affirmé que c’étaient des serpents. Tous les deux juraient le contraire, mais Ito nous a présenté des preuves irréfutables. Nous les avons jugés coupables. Nous les avons… exécutés. Je ne… Non. Je ne peux pas… »
Ito avait enfin recouvré la voix : « Je n’ai aucune idée de la manière dont ça s’est retrouvé sur ma paume. On m’a piégée. Je…
— La ferme ! lui fit nonchalamment Malin en ponctuant ses propos d’une pression accentuée de son pistolet sur sa tempe. Colonel Rogero, quand la foule s’en est prise au capitaine Bradamont à bord du cargo, qui a été le premier superviseur présent sur les lieux ?
— Ito, répondit Rogero d’une voix plate.
— La plus proche de la scène et la première à se pointer. La première aussi à voir qui restait en vie. Exactement comme si elle avait lâché elle-même les meneurs et s’était attardée pour vérifier si son plan opérait. Qui a interrogé ensuite les travailleurs pour obtenir des informations sur l’instigateur ?
— Ito, lâcha encore Rogero, l’air écœuré. Elle a dit qu’un des blessés était mort avant d’avoir pu parler.
— Je n’en doute pas, déclara Malin. Mais, colonel, vous avez certainement appris à vous montrer suspicieux quand des gens qui auraient pu savoir quelque chose meurent avant d’avoir eu le temps de vous renseigner, non ?
— Effectivement. » Rogero fusilla Ito du regard. « Garadun vous avait dit, à Jepsen et vous, d’expliquer à tout le monde sur les cargos que l’Alliance n’était pas responsable du désastre de Kalixa, et qu’elle n’avait pas commis cette atrocité. Vous avez ordonné à Jepsen de s’abstenir, en lui affirmant que vous vous en chargeriez. Mais vous n’en avez jamais rien fait, n’est-ce pas ? »
Ito resta coite.
« Vous comptiez assassiner d’abord le général Drakon, lança Malin à Ito sur le ton de la conversation. À l’occasion d’un rassemblement où seraient présents la présidente Iceni et un important personnel de ses forces mobiles. Les soupçons seraient tombés sur la présidente, n’est-ce pas ? Et quand, par la suite, vous auriez trouvé le moyen de la liquider, on aurait forcément pensé à des représailles des forces terrestres. Tout le système stellaire aurait alors versé dans la guerre civile, de sorte que les rescapés seraient devenus des proies faciles pour le Syndicat.
— Le cadre supérieur Ito semble avoir de nouveau perdu l’usage de la parole, fit remarquer Iceni d’une voix glaciale.
— Nous verrons bien ce qu’elle aura à dire pendant l’interrogatoire, affirma Drakon.
— Non. » La voix d’Ito s’était brusquement altérée, désormais aussi dénuée d’émotion que son masque. Bonne humeur et camaraderie s’étaient envolées, remplacées par une terrifiante indifférence. « Croyez-vous vraiment que j’aie envie de connaître la mort que vous me réservez ? Lentement, en hurlant et en implorant grâce, de la main de gens comme vous. Je ne serai pas la dernière. Je ne trahirai pas le Syndicat. On se reverra en enfer.
— Togo ! » s’écria Iceni. Un éclair de lucidité brilla dans ses yeux en même temps qu’elle pointait Ito de l’index. « Arrête-l… ! »
Ito se raidit puis devint toute flasque et s’affala mollement. Malin la laissa tomber par terre et la toisa d’un œil impavide.
Togo avait instantanément plongé vers elle, mais il s’interrompit en plein élan pour s’agenouiller près du corps et le scanner. « Morte, déclara-t-il. J’ignore la cause du décès.
— Un dispositif de suicide ? avança Iceni. Mais elle a été inspectée. L’Alliance aussi a dû s’en charger quand elle a été faite prisonnière. »
Malin s’était lentement agenouillé de l’autre côté du cadavre, les yeux braqués sur lui. « Un dispositif indétectable, alors. Il faut découvrir de quoi il retourne.
— Ce n’est pas la seule chose qu’il nous faut découvrir, lâcha Morgan, acerbe. Je dois vous parler, mon général. »
Iceni ouvrit légèrement les mains. « À votre aise. » En dépit de la fermeté de sa voix, elle n’était pas loin de trembler quand elle se tourna vers Togo. « Je veillerai à ce qu’on pratique une autopsie complète. Et je saurai pourquoi cette femme a réussi à échapper à une inspection qui aurait dû repérer ce qu’elle était. Ne serrez plus aucune main pour l’instant, général.
— Ne vous inquiétez pas. J’ai l’impression que je vais porter des gants pendant un bon bout de temps. »
Il prit la tête vers la sortie, suivi de Morgan, Rogero et Malin. Atterrés, les officiers fraîchement émoulus gardaient le silence tout autour, en se demandant certainement ce qu’il adviendrait d’eux si d’aventure la sempiternelle question de leur culpabilité par association dans les crimes du Syndicat était aussi soulevée.
Ce n’est qu’une fois à l’intérieur d’une chambre sécurisée voisine que Morgan se retourna pour affronter Rogero. « Il me semble que quelqu’un ici doit fournir des réponses. »
Drakon brandit une paume péremptoire. « À quelles questions ?
— Qui donc a ramené ce serpent ? Qui est passé à côté d’indices manifestes de sa véritable identité ? Qui s’est à ce point entiché d’un officier de l’Alliance pour négliger d’interroger personnellement les travailleurs qui ont pris part à l’émeute à bord du cargo ? »
Rogero s’était rembruni, mais sa voix restait contrôlée. « Ito a dupé des gens avec qui elle a vécu des années durant.
— Qu’en est-il de l’interrogatoire, colonel Rogero ? insista Morgan.
— De cela je suis effectivement coupable, admit calmement le colonel. J’étais trop secoué par cette tentative de meurtre pour me concentrer sur ma tâche, et j’ai malencontreusement délégué à un autre ce que j’aurais dû faire moi-même.
— Parce que la cible était Bradamont ? s’enquit Drakon.
— Oui, mon général. J’ai laissé des considérations personnelles me distraire de mon devoir. J’ajouterai un élément que nous n’avons pas abordé là-bas. Après le départ de Bradamont, quand nous étions encore dans l’espace du saut, Ito a tenté de nouer avec moi une relation intime.
— Elle a tenté ? s’étonna Drakon. Vous l’avez repoussée ?
— Oui, mon général.
— C’est tout à votre honneur, au moins. Autre chose ?
— Non, mon général.
— Très bien. Nous reviendrons plus tard sur cette affaire. Rien d’autre de votre côté non plus, colonel Morgan ? »