Drakon répondit à cette question muette en secouant la tête. « Les serpents doivent encore avoir des agents en activité à la surface.
— Certainement, convint Iceni. Cette transmission ne provenait d’aucune source connue de mes services. Avez-vous localisé son origine exacte ?
— Non, madame la présidente, répondit Malin. Le contact a été trop fugitif, puis on a coupé le faisceau. C’était une transmission en rafale, de sorte que celui qui l’a émise aurait aussi bien pu envoyer toute une encyclopédie durant sa brève activation.
— Nous devrions pourtant avoir au moins quelques indications sur sa provenance », insista Morgan.
Malin lui adressa un regard sans expression. « La première analyse l’a réduite à une moitié de cet hémisphère.
— Et tu te satisfais de ce niveau d’incompétence, j’imagine ? rétorqua Morgan, dont la voix se faisait plus féroce.
— J’accepte volontiers de me soumettre aux restrictions de la réalité, mais en aucun cas de me satisfaire de la faiblesse de cette analyse », répondit Malin en conservant le même visage de marbre, sans doute conscient qu’il exaspérait encore davantage Morgan.
Drakon eut un geste infime et les deux colonels se turent, bien que Morgan s’apprêtât visiblement à répliquer vertement. « Allez vérifier tous les deux les données captées par notre satellite, ordonna-t-il. Faites-le séparément et tâchez de vous faire une idée plus précise de la provenance du signal. »
Les deux aides de camp saluèrent, puis Malin gagna un terminal voisin tandis que Morgan quittait d’un pas vif le centre de commandement.
« Quoi ? demanda Drakon en constatant qu’Iceni la dévisageait.
— Je vous ai regardé régler cette affaire, déclara-t-elle. J’avoue m’être demandé pourquoi vous gardiez ces deux assistants en dépit de leurs indubitables talents personnels. Puis j’ai vu comment vous vous serviez de leur rivalité. Si quelqu’un réussit à réduire le champ des investigations jusqu’à découvrir l’origine du signal, ce sera l’un de ces deux-là parce qu’ils sont très doués et qu’aucun ne tient à voir l’autre réussir là où il aura échoué.
— C’est grosso modo l’idée générale, admit Drakon. Mais ils me corrigent aussi et se corrigent l’un l’autre. S’il existe une paille dans un de mes plans, Malin ou Morgan la repérera et me l’indiquera avant l’autre. Si l’un des deux passe à côté de quelque chose, l’autre s’en apercevra. Ça peut parfois virer au drame, mais ils savent tous les deux s’arrêter.
— Les deux, vraiment ? » s’enquit Iceni.
Quelque chose dans sa voix devait sans doute trahir qu’elle faisait plus spécifiquement allusion à Morgan car Drakon rougit légèrement. « Personne n’est parfait », marmonna-t-il avant de se tourner vers l’écran principal pour l’étudier de nouveau attentivement.
Iceni se demanda s’il parlait de Morgan, d’elle-même ou de sa propre personne. Les dernières paroles de Drakon étaient-elles une apologie déguisée de Morgan, une critique d’Iceni ou une autodéfense ?
Pourquoi t’en soucier ? N’as-tu pas de plus graves sujets d’inquiétude ?
Sur l’écran, la flottille syndic et l’armada Énigma observaient toujours la même passivité et ne donnaient aucune indication sur leurs intentions. Bizarre qu’on eût tant de peine à composer avec l’inaction.
Vingt-quatre heures après l’irruption de la force Énigma, de nouvelles alertes retentirent au centre de commandement. Il était près de minuit dans cet hémisphère, mais Iceni ne mit que quelques instants à gagner la salle principale. Drakon s’y trouvait déjà.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle en s’efforçant de concilier les symboles qui s’affichaient sur l’écran et ses propres attentes. Mais ils refusaient obstinément de faire sens, du moins jusqu’à ce que Drakon éclate d’un rire rauque.
« Votre héros est de retour. Black Jack. »
Iceni cligna des paupières. Les symboles se réorganisèrent brusquement dans son esprit et prirent enfin un sens. « La flotte de l’Alliance. Les Énigmas ne l’ont donc pas anéantie, finalement.
— Ils l’ont sacrément réduite, en tout cas, grommela Drakon en désignant l’écran d’une main. Je ne vois que croiseurs de combat, croiseurs légers et destroyers, en nombres inférieurs à ceux avec lesquels il a quitté Midway. »
Iceni scruta les données, depuis les totaux jusqu’aux symboles désignant chaque vaisseau pris individuellement. « Aucun cuirassé ? Ni croiseur lourd ? Les Énigmas ont fichtrement décimé cette flotte. »
Drakon se rembrunit. « Comment une force mobile pourrait-elle ne perdre que ses cuirassés et ses croiseurs lourds ?
— En fuyant », expliqua Iceni d’une voix dont elle-même se rendait compte qu’elle était glacée, alors que sa mémoire évoquait les sombres souvenirs d’événements dont elle avait été témoin durant son service dans les forces mobiles syndics. « Les cuirassés sont plus lents, mais massifs. Ils forment une arrière-garde chargée de retenir d’éventuels poursuivants. Dans le pire des cas, ils se sacrifient pour permettre aux vaisseaux plus rapides de s’échapper et de revenir un jour combattre. Les croiseurs lourds ont dû rester avec eux.
— Malédiction ! » L’anathème de Drakon revêtait son sens le plus lourdement tragique. « Je sais comment ça se passe pour les forces terrestres. Demander à des gens de se sacrifier, de se battre jusqu’à la mort pour que d’autres puissent survivre, c’est effroyable. »
Iceni secoua la tête sans quitter l’écran des yeux. « Les auxiliaires aussi brillent par leur absence.
— Les auxiliaires ?
— Les bâtiments servant à l’entretien et aux réparations qui accompagnent les flottes de l’Alliance. Et les transports de troupes ne sont pas là non plus. Les Énigmas ont dû les éliminer aussi, parce qu’ils n’étaient pas assez rapides pour s’échapper.
— N’interprétons-nous pas de travers ? demanda Drakon.
— Il n’y a qu’une seule façon de s’en assurer. » Iceni fit quelques pas vers la principale console de contrôle. « Présentez-nous un plan rapproché de ces vaisseaux de l’Alliance », ordonna-t-elle à son opérateur.
De larges fenêtres virtuelles s’ouvrirent devant Drakon et elle ; le détail de ces vaisseaux éloignés y était pleinement visible. Ils se trouvaient à quatre heures-lumière et demie et avaient émergé du même point de saut que l’armada Énigma. Chaque heure-lumière représentant un peu plus d’un milliard de kilomètres, la flotte de l’Alliance s’en trouvait donc à quatre milliards cinq cents millions. Mais les systèmes optiques orbitant autour de la planète voyaient dans le vide avec une netteté cristalline. Ils distinguaient donc parfaitement tous les détails de la flotte de l’Alliance ; la définition de ces images était même si bonne qu’il était difficile de se rappeler qu’on ne voyait que la lumière d’objets si distants.
« Observez les dommages infligés à nombre de ces vaisseaux, fit remarquer Iceni. Ils se sont très durement battus. » Elle marqua une pause. « Voyons un peu où ils vont. Où ils allaient, plutôt », rectifia-t-elle. Ces images des vaisseaux de l’Alliance dataient déjà de quatre heures et demie. Qu’avaient-ils fait ensuite ? Black Jack avait-il directement conduit les vestiges de sa flotte au portail de l’hypernet pour un retour rapide à la maison ? Ou bien la flotte de l’Alliance allait-elle rallier un des autres points de saut qu’offrait Midway ? Si elle visait le portail, il lui faudrait passer devant les Énigmas… « C’est cela qu’ils attendaient !
— Quoi donc ? demanda Drakon.