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— Oui, mon général. » Malin sourit. « Vous me l’avez suffisamment inculqué. C’est même le seul principe auquel on puisse se fier lorsqu’on échafaude un plan, quel qu’il soit.

— Je l’ai appris à la dure, Bran. File. »

Malin parti, Drakon rejoignit Iceni au centre le commandement. Elle observait toujours l’écran principal. Même le rampant qu’il était n’avait aucun mal à comprendre ce qui se passait. « Les Énigmas s’apprêtent à intercepter Black Jack. »

Les deux forces se précipitaient l’une vers l’autre à des vélocités que Drakon, officier des forces terrestres, appréhendait en revanche difficilement. À plus de 0,2 c. Drakon fit le calcul. Plus de soixante mille kilomètres par seconde. Comment un cerveau humain pourrait-il se représenter une telle vitesse ? J’ai l’habitude d’opérer en fonction de données planétaires, dans un environnement où un kilomètre est déjà une distance conséquente.

Et les forces terrestres ne se ruent pas non plus l’une vers l’autre comme le faisaient ces vaisseaux. Drakon savait au moins pour quelles raisons les astronefs combattaient ainsi. Sans doute pouvaient-ils se voir l’un l’autre à des distances incommensurables, mais leurs armes, compte tenu de l’immensité de l’espace et des vitesses terrifiantes auxquelles ils se déplaçaient, avaient une si courte portée qu’ils devaient pratiquement être à touche-touche pour combattre. Ils pourraient tourner éternellement en rond en évitant le contact si l’un des deux camps refusait le combat ou s’il n’avait pas à gagner une destination bien précise, telle qu’un portail de l’hypernet. « Éternellement » restant relatif en l’occurrence, bien entendu, puisque cette éternité serait limitée par les réserves de vivres et de carburant.

Ça ne me plaît pas. Drakon sentit ses mâchoires se serrer à ce spectacle. Les batailles spatiales sont par trop mécaniques. On ne voit jamais le visage de l’ennemi. Rien que ses vaisseaux. On peut traverser l’immensité, de si vastes distances que la lumière elle-même met des heures à faire le voyage, mais, au bout du compte, on finit toujours par foncer l’un vers l’autre tête baissée. Comment échafauder des tactiques quand, si loin de lui que vous soyez, l’autre bord observe tout ce que vous faites ? On en revient toujours au choc frontal de deux groupes qui s’efforcent de pilonner l’ennemi aussi fort qu’ils le peuvent.

Mais alors comment diable Black Jack a-t-il fait pour éroder les forces mobiles des Mondes syndiqués bataille après bataille ? Il doit y avoir une autre variable là-dedans, un facteur différent de tout ce que je connais.

Il étudia l’ensemble du système stellaire sur l’écran : planètes gravitant paresseusement sur leurs orbites quasi circulaires ; comètes et astéroïdes épousant leurs propres trajectoires elliptiques, tantôt circulaires, tantôt si allongées qu’elles s’enfonçaient jusque dans le noir glacé du vide pour revenir frôler le brillant brasier de l’étoile ; portail de l’hypernet dressé quelque part à l’écart ; amas occasionnels de vaisseaux de guerre et, de temps à autre, un nombre rassurant de vaisseaux marchands, majoritairement des transports traversant le système pour se rendre ailleurs et faisant de leur mieux pour éviter, gauchement et pesamment, de se fourrer dans les jambes des bâtiments de guerre. Tout cela faisait du système un champ de bataille très différent de ceux auxquels il était accoutumé.

Cela dit, pour un champ de bataille, Midway différait aussi par d’autres aspects du système stellaire moyen. Drakon savait que les points de saut ont grosso modo autant d’importance dans les batailles spatiales que les cols de montagne ou les ponts franchissant les fleuves principaux pour les combats terrestres. Tous doivent les emprunter, à l’allée ou au retour. Là où l’étoile moyenne dispose de deux ou trois points de saut, voire, très exceptionnellement, de cinq ou six, Midway en abritait huit, menant chacun à une étoile différente – Kahiki, Lono, Kane, Taroa, Laka, Mauï, Pelé et Iwa. Ce qui lui valait d’ailleurs son nom : Mitan ou Mi-chemin.

Puis, quelque quarante ans plus tôt, les Mondes syndiqués y avaient aussi construit un portail de l’hypernet, massive structure orbitant lentement à près de cinq heures-lumière de l’étoile et donnant accès à toute autre étoile de l’espace syndic dotée d’un portail. Cela faisait de Midway un nœud commercial pour toutes sortes de négoces ainsi qu’un carrefour pour les vaisseaux convoyant cargaisons et passagers vers de nombreux autres systèmes stellaires, en même temps qu’un bastion chargé de défendre cette région de l’espace. Mais également une cible, encore qu’officiellement on ne se connût encore aucun ennemi de ce côté du territoire syndic diamétralement opposé à l’Alliance.

La grosse flottille de réserve qui surveillait cette zone de l’espace ne correspondait donc à aucune fonction publiquement reconnue puisque seuls quelques-uns des personnages les plus hauts placés de l’empire syndic étaient informés de la présence d’une espèce extraterrestre intelligente au-delà de Midway. On en savait même si peu sur elle qu’on l’avait baptisée Énigma. Toutefois, ses ressortissants avaient repoussé jusqu’à Midway les frontières, jadis en pleine expansion, des Mondes syndiqués. Il arrivait parfois aux vaisseaux syndics de disparaître sans laisser de traces dans ces régions frontalières, mais on n’apercevait jamais ceux des Énigmas, même lors de négociations à très longue distance, qui répondaient la plupart du temps à des exigences de leur part.

Là-dessus, la flottille de réserve avait été rappelée au loin par le gouvernement de Prime, pour affronter l’Alliance qui, sous le commandement de Black Jack Geary, avait réduit en miettes les autres forces mobiles des Mondes syndiqués. Elle avait quitté Midway, avait croisé la route de Geary et n’était jamais revenue. Quelques mois plus tard, alors que les Énigmas menaçaient d’investir de nouveau le système, Black Jack s’était pointé à Midway (invraisemblablement loin de l’espace de l’Alliance) en apportant la nouvelle que la guerre était finie. Les Mondes syndiqués l’avaient perdue après l’avoir eux-mêmes déclenchée, et avoir sacrifié sur son autel d’innombrables existences et des ressources incalculables.

Déjà chancelants, grevés par le coût en matériel et en vies humaines de la guerre, ils avaient commencé à s’effondrer. Drakon et Iceni avaient conduit la rébellion à Midway, y avaient détruit et balayé toute présence du SSI exécré. L’effritement des Mondes syndiqués avait contaminé les systèmes voisins. Kane avait sombré dans l’anarchie quand les dirigeants syndics l’avaient déserté pendant que se querellaient les comités de travailleurs. Taroa avait connu une guerre civile au cours de laquelle trois factions s’étaient affrontées, et à laquelle seule une intervention militaire menée par Drakon avait réussi à mettre fin, en faveur de celle des Libres Taroans.

Et voilà que les Mondes syndiqués revenaient reconquérir Midway avec une nouvelle flottille commandée par Boyens, que les Énigmas déboulaient à leur tour avec l’intention de s’accaparer eux aussi le système, tout comme la flotte de Black Jack, quelque peu endommagée mais combattant toujours, apparemment, les Énigmas et peut-être aussi la flottille syndic, tandis que les forces mobiles de Midway s’apprêtaient à aider Black Jack, à moins qu’elles ne découvrent entre-temps qu’il mijotait de se lancer dans une entreprise à laquelle elles ne devraient sans doute pas coopérer, et que les intentions de ces six nouveaux vaisseaux restaient un mystère.

D’une certaine façon, les batailles spatiales pouvaient être très compliquées.