« Encore aux premières loges pour observer comment Black Jack mène ses troupes ? lâcha Drakon.
— Pas une mince affaire », répondit Iceni.
Mais il eut le plus grand mal à rester concentré pour observer les représentations des deux forces se « précipitant » l’une vers l’autre, apparemment à une allure d’escargot en raison de l’échelle du champ de bataille. D’autant que ce qui s’était passé quand elles s’étaient croisées avait d’ores et déjà pris fin, et que les images de l’événement n’atteindraient sa planète que plusieurs heures après le choc frontal.
L’esprit de Drakon vagabondait et ses pensées se tournaient plutôt vers un moyen de découvrir l’identité de celui ou celle qui avait envoyé un message à la flottille syndic depuis le centre de commandement. Le logiciel présidant aux nombreuses fonctions de ses systèmes était truffé de sous-routines, de virus et de sentinelles, insérés en grande partie par des intervenants officiels au nom d’une activité de surveillance, de sécurité, de sauvegarde ou de leur fiabilité. Ou par, comme disaient les travailleurs, « la faute à pas de chance ». Ils savaient que, s’il se passait quelque chose, les responsables tiendraient à disposer d’assez d’infos pour faire porter le chapeau au bouc émissaire qu’ils auraient choisi.
Mais Drakon savait aussi qu’un fatras de sous-programmes, de vers, de chevaux de Troie parfaitement illicites, voire illégaux, avaient également été tissés dans ce programme, tant et si bien qu’il était devenu bien trop complexe pour qu’on pût jamais le purger de ces parasites. Il avait parfois recouru lui-même à ces expédients pour s’informer de ce qui aurait dû lui rester caché ou pour parvenir à des fins qu’il n’était pas censé atteindre. Un de ses pairs avait émis un jour l’hypothèse que la moitié de ce qu’accomplissaient les Mondes syndiqués se faisait en contournant le système. Et je lui ai répondu que ce chiffre me paraissait encore trop bas. Voilà qui ne manque pas d’ironie. En dépit de tout ce qui nous déplaisait ou que nous haïssions dans le système syndic, nous nous chargions nous-mêmes de le pérenniser en trouvant les moyens d’effectuer le boulot même quand il s’efforçait de nous rendre la tâche impossible.
Pour l’heure, Morgan et Malin recouraient à leurs méthodes personnelles pour fouiller dans le capharnaüm de ce programme et tenter d’y repérer les traces de leur gibier. Si quelqu’un avait envoyé un message à la flottille de Boyens en se servant des systèmes de com du centre de commandement, il en resterait des traces quelque part. Pareils à des chasseurs fouinant dans les sous-bois en quête d’une brindille brisée ou d’une tige tordue, Malin et Morgan finiraient par tomber dessus. Une fois qu’ils auraient déniché cet indice, l’un ou l’autre – voire les deux en même temps –, ils s’en serviraient pour en découvrir d’autres qui finiraient par dessiner une piste, piste qui les mènerait à leur proie. Les seules inconnues restant le temps que ça leur prendrait et qui des deux la débusquerait en premier.
Le bras droit d’Iceni, Togo, était revenu et s’approchait d’elle pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Il devait s’agir d’un sujet sensible puisqu’il ne prenait pas le risque de faire son rapport sur un canal privé, fût-il censément sécurisé, de peur que son message ne fût entendu ou intercepté. Cela étant, Drakon était persuadé que Togo n’avait pas trouvé la source de la transmission.
Je ne doute pas qu’il soit compétent. Sinon, Iceni ne s’en embarrasserait pas, surtout si proche d’elle. Mais il n’est pas, comme Malin et Morgan, animé par cette rivalité intense qui les oppose l’un à l’autre. C’est sans doute parfois un véritable pensum, mais, la plupart du temps, cette compétition reste un atout inestimable.
Je me demande ce qui peut bien motiver Togo. Il ne serait pas mauvais de le savoir.
« Mon général », l’interpella soudain Malin sur un ton qui arracha aussitôt Drakon à ses réflexions sur la relation d’Iceni et Togo.
Malin aurait-il déjà remporté la course ?
Mais, en scrutant son assistant, le général se rendit vite compte qu’il n’affichait aucun triomphe. Le colonel fixait plutôt l’entrée du centre de commandement.
Morgan venait d’y pénétrer d’un pas nonchalant. Elle ne semblait pas pressée, se mouvait avec l’assurance désinvolte d’une panthère se rapprochant d’une proie acculée. Sa main se dirigeait vers son étui de hanche et s’apprêtait à dégainer son arme de poing.
Et elle marchait droit sur la présidente Iceni.
Drakon se rua, mais moins vite que Togo. L’assistant et garde du corps d’Iceni avait pivoté à une allure fulgurante et s’était interposé entre la présidente et Morgan. Passes, feintes et parades se succédèrent presque trop vite pour que l’œil les suivît, puis Morgan et Togo se retrouvèrent l’arme braquée sur le visage de l’autre, quasiment à bout touchant, tandis que leurs mains libres, verrouillées, s’efforçaient de prendre le dessus.
« Cessez ! » gronda Drakon. Sa voix restait sourde mais son timbre assez vibrant pour pétrifier tous ceux qui se trouvaient à portée d’oreille, dont Morgan et Togo. En d’autres circonstances, le spectacle de tous ces travailleurs tétanisés devant leur console et n’osant même pas respirer aurait sans doute été cocasse, mais, pour l’heure, Drakon n’avait aucune envie de rigoler. « Repos, colonel Morgan. »
Morgan inspira profondément sans cesser une seconde de dévisager Togo, puis elle recula d’un pas, rompant le contact avec toute la grâce d’une ballerine. Le canon de son arme décrivit un tranquille arc de cercle et se retrouva pointé vers le pont.
La présidente Iceni restait impavide mais ses yeux trahissaient sa surprise, son inquiétude et sa colère. « Reculez ! » ordonna-t-elle d’une voix qui portait avec la même puissance que celle de Drakon.
Le visage de Togo ne révélait strictement rien. Il se contenta de reculer d’un pas, tandis que son arme disparaissait sous ses vêtements aussi vite qu’elle était apparue.
« Que se passe-t-il, bordel ? » demanda Drakon à Morgan.
Le regard de la fille se tourna vers lui. Elle prenait la mesure de sa fureur. Quand elle ne sentait pas Drakon d’humeur à le supporter, Morgan n’insistait pas. Elle répondit en témoignant un détachement tout professionnel, sans trahir aucune émotion, ni dans sa voix ni par son expression. « Vous m’avez demandé de découvrir la provenance du message adressé aux serpents, mon général. C’est fait.
— Et vous deviez aussi m’en informer ensuite.
— Sa source se trouve ici même, mon général. Information et arrestation auraient été simultanées. »
Iceni s’était suffisamment remise de sa stupeur pour rougir de colère. « Si cet officier insinue que je suis… »
Mais, avant qu’elle ait achevé sa phrase, Morgan avait fait un pas de côté pour foncer non plus sur Iceni mais sur l’opérateur de la console la plus proche d’elle. Togo, qui ne la quittait toujours pas des yeux, se déplaça lui aussi latéralement pour continuer de s’interposer entre les deux femmes.
Morgan fit halte près d’une technicienne penchée sur sa console comme si elle ne s’intéressait qu’aux informations que lui prodiguaient ses instruments. Mais Drakon avait déjà avisé la pellicule de sueur qui tapissait sa nuque quand Morgan leva le bras et appuya l’extrémité du canon de son arme de poing sur la tempe de la travailleuse. « Ne t’inquiète pas, déclara-t-elle à l’opératrice comme pour faire mine de la rassurer. Je ne repeindrai pas ton matériel avec ta cervelle, sauf si tu cherches à blesser quelqu’un. Pas de bombes dans les parages ? Sur toi ? En toi ? » La technicienne émit quelques vagues grognements négatifs. « Très bien. Tu vivras peut-être. Mais j’ai l’impression qu’on apprécierait de te poser quelques questions avant d’en décider.