— S-s’il vous plaît, bafouilla la fille, qui tremblait manifestement de trouille à présent. On m’a obligée. M-ma famille… »
Deux gardes de la sécurité accoururent pour se poster de part et d’autre de l’infortunée travailleuse, qu’Iceni fixait maintenant d’un œil plus dur que si son visage avait été sculpté dans le granite. « Accompagne ces gardes et la détenue jusqu’à une cellule de sécurité à large spectre, Togo. Je veux tout savoir d’elle, et particulièrement de ses contacts. » Togo se préparant à obtempérer, Iceni ajouta une autre instruction. « Je veux les faits. Rien que les faits. »
Les autres travailleurs sortaient peu à peu de leur sidération et fixaient leur malheureuse ex-collègue d’un œil où pouvaient se lire, mitigées, une haine et une colère grandissantes. « Serpent ! » C’est à peine si l’on entendit ce mot la première fois qu’il fut murmuré par les plus proches de l’agente du SSI appréhendée, mais, bientôt, répété par les plus éloignés, il finit par saturer tout le centre de commandement de ses sifflements rageurs.
Drakon lut le désespoir sur le visage de l’opératrice dès qu’elle l’entendit, comme si ce mot unique mais cent fois ressassé lui faisait clairement comprendre qu’elle continuerait peut-être de respirer, mais qu’elle était déjà morte aux yeux de ceux qui étaient naguère ses amis.
Morgan salua Drakon, l’air toute contente d’elle-même. « Vous vouliez le serpent. Vous l’avez.
— Pouvez-vous me certifier qu’elle travaillait seule ?
— Non, mon général. Je n’ai pas réussi à franchir les pare-feux dressés par ses contacts, mais ils ont laissé pas mal d’empreintes.
— On ne pouvait guère s’attendre à éliminer tous les serpents en agrafant leurs agents ouvertement actifs. Si les dossiers du SSI n’avaient pas été en partie détruits, nous aurions pu débusquer toutes les taupes et autres opérateurs en sous-main du système stellaire.
— Me le reprocheriez-vous… colonel ?
— Bien sûr que non… colonel. »
D’un geste impérieux, Drakon coupa court. « Vous avez fait du très bon boulot tous les deux. Le colonel Malin a repéré le signal et le colonel Morgan a découvert qui l’avait envoyé. Malgré tout, je veux moins de tragicomédie la prochaine fois. Beaucoup moins, colonel Morgan. Tu aurais dû te douter que Togo verrait en toi une menace. »
Morgan sourit, dévoilant ses canines. « J’en suis une.
— Pas tant que je ne t’ai pas ordonné d’affronter quelqu’un. Vu ?
— Oui, mon général. À vos ordres, mon général. » Elle coula vers Malin un regard en biais. « Tu dois te faire vieux. J’aurais pu dégommer la moitié du centre de commandement pendant que tu hésitais. »
Malin lui retourna son sourire. « Je suis sans doute plus âgé que toi d’un an, biologiquement parlant, mais je reconnais volontiers que je suis dix fois plus mûr.
— Bouclez-la tous les deux, ordonna Drakon. Ne refais plus jamais cela, Morgan. Bon, maintenant, mets-toi au travail sur la console de cette opératrice et vois ce que tu pourras dénicher. Malin, scanne tous les systèmes planétaires et tâche de découvrir si on a déclenché quelque chose depuis cette console. »
Tous deux se mettant au travail, Drakon se dirigea vers Iceni, qui, bien qu’on eût découvert la provenance du message adressé à la flottille syndic, ne semblait guère de bonne humeur.
« Si cette femme tente encore une fois un geste de ce genre en ma présence, je la regarderai comme une menace immédiate et directe envers ma personne », déclara-t-elle sur le ton, voisin du zéro absolu, d’un CECH prononçant une sentence de mort contre un subalterne.
Drakon marqua une pause, parfaitement conscient de ce qu’elle entendait par là. En son for intérieur, sa loyauté envers Morgan entrait en conflit avec les nouvelles relations qu’il nouait avec Iceni, en même temps qu’il reconnaissait que celle-ci avait tous les droits de se mettre en colère. « Je croyais que nous avions passé un accord. Plus d’exécutions ni d’assassinats sauf si nous y consentons mutuellement.
— Cet accord ne lie pas nos gardes du corps, général Drakon. Ne coupez donc pas les cheveux en quatre. Si elle recommence, elle meurt. »
Il sentit la moutarde lui montrer au nez et dut prendre sur lui pour refouler colère et entêtement. « Ça ne se reproduira plus. Mais, si votre assistant s’en prend encore à Morgan, vous risquez de le perdre. »
Fut-ce la déception, très vite masquée par un courroux impérial, qui se lut fugacement dans les yeux d’Iceni ? « Vous me menacez ? Vous menacez un de mes plus proches partenaires ? Là ?
— Non. » Sa propre animosité grandissait, de sorte que ses paroles suivantes eurent l’air moins réfléchies. « L’affaire a été maladroitement menée, mais vous n’en étiez en aucun cas la cible. Vous devez le savoir.
— Ne prononcez pas le verbe “devoir” quand vous vous adressez à moi, général. Je ne suis pas censée agir ni raisonner comme d’autres aimeraient que je le fasse. »
Elle prenait la mouche. Lui aussi. Mets-y le holà, espèce d’idiot. Continue de te cogner la tête contre ce mur et tu n’y gagneras qu’un traumatisme crânien. « Nous devrions peut-être en discuter plus tard.
— Peut-être, en effet. » Le regard d’Iceni balaya le centre de commandement, sourcilleux. « Je serai dans mon bureau, d’où je pourrai surveiller tout cela. »
Elle sortit comme une tornade, le laissant fulminer, persuadé d’être le perdant de cette prise de bec même si c’était elle qui avait quitté un champ de bataille guère plus grand qu’un mouchoir de poche. Il fouilla le centre, le regard noir, cherchant quelqu’un sur qui déverser sa bile, mais chacun faisait mine de s’absorber entièrement dans sa tâche. Bon sang, Morgan, ne pourrais-tu pas faire preuve d’un peu de bon sens de temps en temps ? Et pourquoi Iceni a-t-elle refusé de croire à une méprise ?
Morgan aurait dû se douter qu’un tel comportement ne pouvait qu’attirer les foudres de la présidente sur sa tête et la mienne…
Elle le savait. Sapristi ! Nous allons devoir nous expliquer longuement et franchement tous les deux, colonel Morgan.
Iceni avait dû prendre sur elle pour ne pas claquer la porte en regagnant son bureau. Elle réussit à la refermer calmement, sans témoigner une violence qui aurait attiré des commentaires.
Quel imbécile, ce type ! Il devait pourtant se rendre compte de l’effet que ça faisait. Cette femme m’a menacée. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, elle serait déjà morte.
Je la croyais intelligente. Malin m’avait dit qu’elle était futée. Pourquoi quelqu’un d’intelligent se conduirait-il de manière aussi incroyablement…
Parce qu’il en avait l’intention ?
Iceni se contraignit à se calmer ; elle s’assit lentement et s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées en évitant de regarder autour d’elle. Au-dessus de la table, pourtant, les Énigmas et les vaisseaux de Black Jack continuaient de lentement converger sur l’écran, mais le contact ne s’opérerait pas avant un bon moment encore. Consciente de ce délai, la présidente se concentra sur des questions plus immédiates.
Et si tout cela était délibéré ? Les serpents servaient-ils de couverture aux agissements de Morgan ? Son geste était peut-être sciemment destiné à me provoquer et à me pousser à l’agresser.
Morgan connaît Drakon. Il est d’une loyauté à toute épreuve. Il a été exilé à Midway précisément parce qu’il a aidé une de ses subordonnées à s’échapper quand les serpents la soupçonnaient. Ils n’ont jamais pu le prouver, mais ça ne les a pas empêchés d’exercer des représailles contre lui.