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Morgan savait que, si je m’en prenais à l’un des subordonnés de Drakon, il le défendrait quasi machinalement. Mais pourquoi viserait-elle ce but ? Pour me brouiller avec lui ? Elle se rend bien compte que nous nous entendons. Peut-être ce crétin écervelé lui a-t-il affirmé que nous entretenions une relation. Professionnelle, j’entends.

Elle m’a donc tendu un piège, et la CECH expérimentée que je suis est tombée dedans. Malin avait raison au moins à cet égard : je ne peux pas me permettre de la sous-estimer.

Malin… Malin avait laissé échapper quelque chose qui avait retenu l’attention d’Iceni. De quoi s’agissait-il, déjà ? D’une question d’âge. À propos de… « Je suis sans doute plus âgé que toi d’un an, biologiquement parlant… »

C’était ça. Pourquoi Malin aurait-il fait allusion à leur différence d’âge biologique s’il n’avait pas connu le passé de Morgan ? Il devait la savoir âgée de vingt ans de plus qu’elle ne le paraissait, puisqu’elle était restée congelée en sommeil de survie pendant cette même durée à la suite d’une mission suicide chez les Énigmas. La mission avait été annulée et Morgan avait fait partie des deux seuls volontaires exfiltrés. Mais l’opération restait encore top secret, tout comme le rôle qu’elle y avait pris, et à un niveau de classification si élevé que jamais Malin n’aurait eu accès au dossier. Et Drakon n’était pas homme à partager avec un subordonné des informations personnelles sur un autre de ses subalternes.

Pourtant Malin était au courant. Sans doute avait-il pioché ses renseignements dans le certificat médical qui avait permis à Morgan de reprendre du service en dépit des traumatismes infligés à sa santé mentale par cette mission qui l’avait laissée au bord de la démence. Avait-il réussi à découvrir qui lui avait fourni cette dispense ? Et pour quelle raison ? La mère de Malin travaillait dans le service médical. C’était une question qui méritait d’être creusée. C’est peut-être par ce biais qu’il s’était fait des relations lui permettant de l’apprendre, voire de comprendre comment une fille comme Morgan avait pu se la voir accorder.

Autres questions. Togo était parti interroger l’agent du SSI. Quelque chose avait turlupiné Iceni à ce propos. Mais quoi ? L’agent ? Le message ?

Non. Togo lui-même.

Elle posa les coudes devant elle sur le bureau, s’appuya dessus de tout son poids et, l’espace d’un instant, contraignit tous ses muscles à se détendre en même temps qu’elle s’efforçait de réfléchir.

La navette ! Ç’avait été trop commode. Trop facile.

Elle consulta de nouveau son écran, constata que les Énigmas et Black Jack étaient encore très loin d’opérer le contact et tapota sur sa tablette de com pour passer un appel. « Togo ?

— Oui, madame la présidente. » Il avait répondu presque aussitôt. Comme d’habitude, ses yeux, son expression ni sa voix ne révélaient rien, hormis le respect qu’il lui vouait depuis toujours et que trahissait son ton déférent.

« Comment as-tu réussi à découvrir si vite l’identité des personnes embarquées sur la navette qui a tenté de fuir la planète ?

— Il suffisait de vérifier les relevés de position des personnalités de premier plan, madame la présidente.

— Et ni le gouverneur Beadal ni la directrice Fellis n’avaient cherché à abuser les systèmes de repérage ? » Elle scrutait attentivement Togo, guettant d’éventuelles réactions révélatrices, mais il se contenta de hocher la tête, le visage toujours impassible.

« Si fait. On a aisément découvert les deux tentatives. Le gouverneur Beadal se servait d’une version plus ancienne du logiciel de falsification, et la directrice Fellis avait recours à un dispositif de réorientation aisément identifiable à condition de le rechercher en employant les bons paramètres. »

Ça sonnait juste. L’explication tenait la route. Ne suis-je pas tout bonnement parano ?

Une vieille blague typique de l’humour CECH lui revint en mémoire. Quelle différence y a-t-il entre un CECH sain d’esprit et un CECH paranoïaque ? Le paranoïaque est toujours en vie.

« Qu’as-tu appris de l’agent du SSI ? demanda Iceni.

— Rien encore, madame la présidente. Elle n’a jamais communiqué directement avec son officier traitant. Ils utilisaient des canaux contournés, des boîtes aux lettres à usage unique qui disparaissaient après réception de chaque jeu d’instructions. Elle ne sait rien de lui sinon les phrases codées qui lui permettaient de vérifier qu’une consigne provenait bien de son officier traitant.

— As-tu exploré les fichiers de sauvegarde en quête de messages contenant ces phrases codées ?

— Oui, madame la présidente. Aucun n’est apparu, bien que l’agent n’ait pas cherché à tromper les senseurs de la salle d’interrogatoire. Ces messages contenaient peut-être des instructions cryptées leur ordonnant de s’autodétruire sitôt après réception. Les noms de ces fichiers existent peut-être encore, mais, une fois vides, ils ne répondraient plus à nos recherches. »

Nouvelle impasse. Maudits soient les serpents, le colonel Morgan, ce fichu cabochard de général Drakon et tous les Énigmas…

« Nous savons probablement tout ce que nous aurions pu apprendre de cet agent, ajouta froidement Togo. Voulez-vous qu’on vous la garde en vue d’autres interrogatoires ou pouvons-nous en disposer ? »

Iceni en voulait pour l’instant à tout l’univers ; elle faillit aboyer un ordre exhortant Togo, d’une voix méprisante, à terminer cette femme. Mais elle se retint juste à temps. Je sais ce qu’il demande. On la garde sous les verrous ou on s’en débarrasse ? C’est un agent du SSI. Sa vie est d’ores et déjà sacrifiée. Si jamais nous la relâchions dans un moment d’égarement, son ancien collègue la supprimerait aussitôt…

Et pourtant…

« Gardez-la encore. Je tiens à ce qu’elle reste en vie pour l’instant. Veille à ce qu’on ne la maltraite pas. » Son instinct lui soufflait que c’était la réaction qu’il fallait. Pourquoi ? Elle n’aurait su le dire. Raison de plus pour lui fournir cette réponse. Elle avait besoin d’un peu de temps pour comprendre ce qui l’incitait à garder cette vipère en vie. « Tiens-moi au courant de tout ce que tu pourrais encore apprendre. »

Togo disparu, Iceni fixa un instant le dessus de son bureau d’un œil sourcilleux puis, de nouveau, consulta attentivement l’écran qui le surplombait. La lumière du premier choc de l’Alliance et des Énigmas s’y afficherait bientôt. La présidente se releva et sortit du bureau en s’efforçant de projeter, autant qu’elle le pouvait, une image d’assurance et d’autorité.

Vous me cherchez, colonel Morgan ? Vous tuer n’est peut-être pas possible pour le moment, mais ça ne m’empêche pas d’ourdir des plans. Et, la prochaine fois que vous tenterez de retourner contre moi la loyauté de Drakon envers ses subordonnés, je serai fin prête.

Si du moins c’était bien cette loyauté et non un tout autre sentiment pour Morgan qui avait incité Drakon à la défendre.

Pourquoi cette pensée faisait-elle bouillir Iceni d’une colère renouvelée ? Elle n’aurait su l’expliquer. Toujours était-il que cette fureur redoublée raffermit encore sa résolution de ne rien révéler pour l’heure de ses sentiments, de se comporter comme si Drakon et elle formaient un tandem de dirigeants qu’aucune friction ne séparait. Elle rejoignit le général et lui sourit poliment, en se conformant au protocole conseillé par le règlement syndic pour les rapports d’égal à égal. « Nous n’allons pas tarder à voir Black Jack et les Énigmas croiser le fer. »