Iceni secoua la tête. Plutôt que la peur, son visage affichait une expression calculatrice. À l’instar de Drakon, elle avait conscience qu’il était interdit aux dirigeants de montrer leur frayeur. Ce serait faire preuve de faiblesse et, dans le système syndic, tout CECH réputé veule devenait aussitôt la proie de ses pairs et subordonnés. À voir leurs chefs ouvertement effrayés, les subalternes risquaient de décider qu’ils avaient de meilleures chances de survivre s’ils les remplaçaient au moyen de l’assassinat, et les travailleurs de paniquer, voire, croyant la situation désespérée, de se soulever eux-mêmes, en dernier recours, pour se venger sur leurs supérieurs de leurs souffrances passées.
« Les Énigmas ne parlementent pas avec nous, ils ordonnent, reprit Iceni. Quand ils daignent s’adresser à nous, c’est pour nous imposer leurs exigences et ils ne réagissent à aucune de nos réponses sauf à notre acceptation. Je serais surprise qu’ils se donnent seulement la peine de communiquer avant de nous anéantir.
— Est-ce la faute de Black Jack ? Ne les aurait-il pas excités comme nous le craignions ?
— C’est possible. » Le regard d’Iceni se porta sur l’écran principal flottant au milieu du centre de commandement. « Black Jack avait promis de défendre Midway contre les Énigmas.
— Je ne vois sa flotte nulle part, déclara Drakon d’une voix âpre. Et je n’ai pas le sentiment qu’ils seront très impressionnés si nous leur rappelons sa promesse. Black Jack a emmené la flotte de l’Alliance dans le territoire Énigma, il y a déchaîné l’enfer et s’est probablement fait tailler en pièces, et maintenant ces extraterrestres sont sans doute venus finir le boulot qu’ils ont entamé il y a plusieurs mois. »
Drakon ne prit pas la peine d’ajouter que, contrairement à la fois précédente, la flotte de l’Alliance placée sous le commandement du légendaire amiral John « Black Jack » Geary n’était pas là pour s’opposer aux Énigmas. Une douzaine de mois plus tôt, on croyait encore Geary mort depuis un siècle, mais il était réapparu pour faire des ravages parmi les forces des Mondes syndiqués et mettre un terme à une guerre dont tout le monde s’était persuadé qu’elle n’aurait jamais de fin. Ce faisant, Geary avait aussi pulvérisé toute prétention du gouvernement des Mondes syndiqués à se poser en système politique prééminent en anéantissant la grande majorité de ses vaisseaux de guerre, lesquels avaient beaucoup contribué à assurer la domination du Syndicat sur les systèmes tombés sous sa coupe.
Mais Geary avait aussi emmené sa flotte en territoire Énigma pour tenter d’en apprendre davantage sur la première espèce extraterrestre intelligente rencontrée par l’humanité. Aucune des incursions syndics dans leur espace n’en était jamais revenue.
« La situation… (Iceni marqua une pause avant de reprendre d’une voix songeuse) est épineuse.
— Pour le moins », convint Drakon, surpris lui-même de laisser transparaître une trace d’humour dans sa voix en un pareil moment. Bon sang, elle est impressionnante ! « Toutes mes forces terrestres dans le système sont parées au combat, mais elles n’ont aucune chance contre les Énigmas s’ils décident de nous bombarder depuis l’orbite.
— Toutes mes forces mobiles sont également en état d’alerte, enchaîna Iceni. Celles qui se trouvent près de la géante gazeuse ont assisté à l’irruption des extraterrestres une heure avant nous et nous venons de recevoir une remise à jour de leur statut. Elles sont aussi prêtes qu’il est possible.
— Dommage que nous n’ayons pas eu le temps de rendre ce cuirassé opérationnel.
— Certes. Il aurait pu nous être utile, ajouta-t-elle, colossal euphémisme. À part tenter de bluffer les Énigmas, il ne nous reste plus qu’un seul subterfuge : établir une trêve avec la force syndic.
— Vous venez tout juste d’admettre que Boyens ne fusionnerait pas avec nous, fit brutalement remarquer Drakon.
— Je n’ai pas parlé de fusion mais de trêve. Notre seule chance, infime, de les bluffer et de les inciter à se retirer serait légèrement meilleure si Boyens donnait l’impression d’appartenir à nos forces défensives plutôt qu’à celles d’un autre envahisseur. Et il a de bonnes raisons de collaborer à cette tromperie. Ses maîtres de Prime veulent récupérer Midway. Si les Énigmas reprenaient ou anéantissaient le système, il aurait échoué dans sa mission. » Un coin de la bouche d’Iceni se retroussa pour dessiner un demi-sourire privé de toute gaieté. « Comme nous l’avons douloureusement appris tous les deux, le gouvernement syndic ne laissera pas l’impossibilité d’un succès de Boyens face aux extraterrestres influer sur sa décision quant à l’échec qu’il aura subi ni sur le choix du châtiment qu’il lui réservera. »
Le colonel Roh Morgan était arrivée entre-temps et saluait à présent Drakon. Ses yeux luisaient d’un éclat étrange, comme si la perspective d’un combat désespéré l’excitait. « Les colonels Rogero, Gaiene et Kaï rapportent que leurs brigades respectives sont prêtes à passer à l’action et haranguent les locaux à s’endurcir. »
Drakon hocha la tête, mais sa bouche se tordit d’agacement. « Les locaux sont fébriles, j’imagine ?
— Ce n’est pas comme si l’on pouvait s’enfuir ailleurs », déclara Morgan. Elle se rapprocha du général à presque le toucher. Sa voix n’était guère plus qu’un murmure, mais elle restait distincte en dépit du brouhaha d’arrière-plan. « Comme si eux pouvaient fuir, du moins. Une navette des forces spéciales reste à notre disposition. En configuration furtive. Nous pouvons décoller sans être repérés et nous retrouver dans la demi-heure à bord d’un des croiseurs lourds en orbite, tandis que de fausses transmissions continueraient de faire croire à tout le monde que vous êtes toujours dans le QG des forces terrestres. »
Drakon fonça les sourcils, momentanément déstabilisé par cette promiscuité et les souvenirs qu’il gardait du corps de Morgan, lors d’une nuit d’ivresse qu’il regrettait encore. Mais il ne mit que quelques secondes à chasser tout cela de son esprit pour se concentrer sur ses dernières paroles. « Abandonner tout le monde ? » fit-il sur le même ton paisible. Un coup d’œil aux chiffres qui s’affichaient sur son poignet lui confirma ce qu’il avait soupçonné : Morgan avait activé ses brouilleurs corporels, interdisant ainsi à toutes les autres personnes présentes, même aux plus proches, d’entendre ce que Drakon et elle se disaient.
« Navrée d’abandonner Gaiene et Kaï, répondit Morgan sur un ton ne trahissant strictement aucun remords, mais nous ne pouvons emmener personne d’autre sauf à éveiller des soupçons. »
Elle n’avait fait allusion ni à Rogero ni à Malin, bien entendu. Aucun n’était dans ses petits papiers. Drakon la scruta : il devinait déjà la suite de son plan sans qu’elle eût besoin de le préciser. Lui-même, après tout, s’était frayé un chemin jusqu’au sommet de la hiérarchie syndic, et il en avait retenu tous les enseignements qu’il avait pu glaner au passage. Morgan et lui détourneraient le croiseur lourd et piqueraient sur un point de saut en laissant aux autres le soin de livrer un combat désespéré. Puis, grâce à la puissance de feu de ce croiseur lourd, ils parviendraient à s’assurer le contrôle d’un autre système stellaire plus faible que Midway.
Et tout le monde à Midway connaîtrait la mort, ou, tout du moins, le sort que les Énigmas réservaient à ceux qu’ils capturaient. Nul n’avait jamais su ce qu’il advenait des humains tombés entre leurs mains.
« Non », répondit Drakon en reportant le regard sur la situation qui s’affichait à l’écran et sur la formation ennemie.
Morgan poussa un soupir exaspéré. « D’accord. Nous pourrions aussi embarquer Malin. »