L’espace d’une seconde, l’ombre d’une puissante émotion fulgura dans le regard de Malin, mais si fugitivement que Drakon n’aurait pas juré l’avoir vue. Chagrin ? Ça n’aurait aucun sens. Colère ? Peut-être. Frustration ? Bien sûr. Malin avait sans doute passé de longues heures à chercher la plus infime bribe d’information permettant de condamner Morgan, et son incapacité à débusquer ces preuves incriminantes devait l’avoir laissé très dépité.
Cela dit, il répondit d’une voix aussi assurée qu’à l’ordinaire : « Non, mon général. Qu’a-t-elle encore fait ?
— Rien depuis son petit esclandre du centre de commandement. » Drakon se massa les yeux. « Nos informations sont-elles exactes ? Y a-t-il quelque chance pour que nous nous trompions sur son compte ?
— Non, mon général. Je suis absolument certain de l’exactitude des renseignements dont nous disposons sur le colonel Morgan.
— Je sais quels sentiments elle vous inspire, alors je vais vous poser la question sans détour. Croyez-vous qu’il existe une possibilité pour qu’elle travaille avec les serpents ? »
Là, on lut sans peine dans son regard ce qu’éprouvait Malin : de la surprise. « Non, mon général. Je ne peux même pas l’imaginer… Elle les déteste, mon général.
— Plus qu’elle ne t’exècre ? »
Malin eut un faible sourire. « J’en doute, mon général. Je tiens le colonel Morgan à l’œil. »
Et elle te tient à l’œil. Nous nous surveillons tous les uns les autres. Comment diable réussissons-nous à faire autre chose ? « Merci, Bran. Veille à ce que les gens de la présidente Iceni soient informés que l’espionne des serpents doit rester en vie. Assure-toi d’elle et boucle-la dans une cellule de très haute sécurité, en laissant quelques failles en évidence malgré tout. »
Cette fois, Malin eut un sourire entendu. « Pourvu que ces failles soient sous haute surveillance, n’est-ce pas, afin d’apprendre qui pourrait bien chercher à en profiter ? Bien, mon général. J’y vais de ce pas. »
La présidente Iceni afficha son plus beau sourire. Cela lui était bien plus facile maintenant qu’elle avait quitté le centre de commandement et regagné le complexe abritant le siège de son gouvernement. Se retrouver en terrain connu, assise à son propre bureau, était un authentique soulagement après toutes ces journées de tension, dans l’attente de l’anéantissement par les Énigmas. « Amiral Geary, je tiens à vous exprimer ma gratitude personnelle pour votre défense de tout le territoire occupé par l’homme et en particulier du système stellaire de Midway contre les agressions de l’espèce Énigma. »
Venait à présent la partie la plus délicate. « Midway continue d’honorer ses obligations définies par les traités passés avec le gouvernement syndic de Prime, poursuivit-elle. Cependant, dans la mesure où nous sommes désormais un système stellaire indépendant, il va falloir renégocier ces accords. Je peux vous garantir que nous chercherons à obtenir des agréments qui profiteront autant à l’Alliance qu’à nous-mêmes, et que je ne prévois aucun problème à cet égard. » Là. Reste brève et légèrement vague. Ne dis rien qui puisse passer pour menaçant ni obséquieux. La flottille du CECH Boyens stationne toujours près du portail de l’hypernet et la dernière chose dont j’aie besoin, c’est de contrarier Black Jack. Mais je ne peux pas non plus lui laisser croire que je suis à sa botte. « Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Elle se massa la nuque, dont les muscles étaient noués. « Transmets une copie au général Drakon afin qu’il sache que je n’intrigue pas avec Black Jack dans son dos, enjoignit-elle à Togo. Préviens-moi dès que nous recevrons une réponse.
— Ce sera fait, madame la présidente.
— Aucune nouvelle du CECH Boyens ?
— Non, madame la présidente. Un des croiseurs légers va incessamment intercepter les transmissions par faisceau étroit entre la flottille syndic et le vaisseau amiral de l’Alliance, mais il n’arrivera pas en position avant une heure. »
Iceni fixa d’un œil noir l’écran montrant le croiseur léger en question, qui semblait ramper vers une orbite à mi-chemin entre la force de Black Jack et celle de Boyens. L’écran signalait qu’il progressait à 0,2 c, vitesse impressionnante même pour des voyages spatiaux. Je pourrais sans doute tancer la kommodore Marphissa et lui reprocher le délai, mais je n’ignore pas que ses vaisseaux étaient occupés à traquer les Énigmas sur mon ordre. Certes, ces justifications n’auraient sûrement pas suffi à retenir la main de certains CECH pour qui j’ai eu le malheur de travailler. Mais j’ai aussi appris de ces braillards que, bien loin de stimuler les gens, de telles récriminations contribuent le plus souvent à les rendre paresseux, par ressentiment ou par crainte. J’espère que Marphissa saura apprécier ma retenue.
« L’ambassadeur de Taroa vous attend, déclara Togo.
— Fais-le entrer. »
Comme d’autres systèmes stellaires qui s’étaient rebellés contre le Syndicat, Taroa avait souffert d’une sévère attrition en matière de responsables mûrs et compétents. Certains avaient trouvé la mort, d’autres avaient réussi à fuir ou étaient en prison. L’ambassadeur faisait partie de ces nouveaux officiels : c’était un ancien universitaire qui avait été très vite bombardé à de hautes responsabilités, en raison de ses accointances dans le présent gouvernement.
Au moins savait-il que le protocole exigeait que de telles visites se rendissent en personne.
Iceni lui adressa un sourire poli et lui désigna un siège, où elle le vit prudemment s’installer, en même temps qu’il lui retournait son regard en témoignant une nervosité qu’un émissaire plus expérimenté aurait sans doute réussi à dissimuler. Iceni avait elle-même été CECH avant de s’autoproclamer « présidente » ; les citoyens du Syndicat apprenaient très tôt à ne pas regarder un CECH dans les yeux, et les vieilles habitudes ont la vie dure, même chez les ambassadeurs fraîchement émoulus. « Vous avez reçu notre proposition ? » s’enquit-elle.
L’ambassadeur opina. « Oui, madame la présidente. Elle semble… extrêmement généreuse.
— Et vous vous demandez où est le piège ? »
La franchise d’Iceni le surprit et le déstabilisa. C’était d’ailleurs le but de la manœuvre.
« Si je peux me montrer brutal… commença-t-il.
— Je vous en prie. On gagnera du temps. »
L’homme eut un timide sourire. « Vous nous offrez de nouveau la propriété partielle d’une installation orbitale ainsi que celle du cuirassé qui s’y trouve encore en chantier et, en contrepartie, vous n’exigez de nous qu’un traité de défense mutuelle. »
Iceni sourit à son tour. Il émanait d’elle confiance et feinte franchise. « Vous sous-estimez la valeur qu’ont ces accords à nos yeux. Nous pouvons dénicher des cuirassés. Nous en avons déjà trouvé deux. Mais un allié fiable dans une région de l’espace où les menaces peuvent provenir de n’importe où à tout moment, voilà qui est bien plus difficile à débusquer. Midway ne pourra pas résister seul, même avec les atouts de ses points de saut et de son portail de l’hypernet. Et, a fortiori, Taroa non plus. Nous sommes heureux d’avoir pu vous aider à rejeter le joug syndic. » Un rappel explicite de ce qu’avait fait Midway pour les Libres Taroans ne saurait nuire. « Ensemble, en cumulant les ressources de nos deux systèmes, nous pourrons mieux nous défendre, voire lancer si besoin des expéditions de secours vers d’autres systèmes stellaires. »