D’accord, j’ai moi aussi un cuirassé, le Midway, qui peut sans doute se déplacer mais pas combattre. En réalité, il ne peut même plus se déplacer pour l’instant puisque le kapitan-levtenant Kontos s’emploie encore à démonter les entretoises qui le relient à la principale installation des forces mobiles. Seul un Kontos aurait pu imaginer cette façon de se servir d’un cuirassé désarmé pour sauver l’installation du bombardement Énigma.
Je me demande jusqu’à quel point Kontos convoite mon poste. Pourrons-nous nous fier à un personnage aussi brillant et ambitieux, la présidente Iceni et moi, quand le cuirassé sera doté d’un armement fonctionnel ?
« Kommodore, nous recevons une transmission de la flottille syndic », rapporta le technicien en chef des trans, interrompant le train relativement morose de ses pensées.
« Le CECH Boyens consentirait-il enfin à s’entretenir avec moi ? » s’étonna Marphissa. Elle avait davantage rapproché sa flottille du portail de l’hypernet, de sorte qu’elle ne se trouvait plus qu’à moins de cinq minutes-lumière de la formation syndic, narguant ainsi ouvertement Boyens et le mettant au défi d’engager avec elle un combat dans lequel Black Jack et sa flotte risquaient d’intervenir, du moins fallait-il l’espérer.
« Il ne s’adresse pas à vous personnellement, kommodore. Il est diffusé à l’intention de toute notre flottille.
— Montre-moi ça. » Elle savait que tous les travailleurs et superviseurs de chacun de ses vaisseaux visionneraient le message nonobstant les interdictions et règlements. Mieux valait découvrir ce que Boyens voulait faire savoir.
Le CECH affichait le sourire syndic standard réservé aux communications avec les inférieurs (différant donc, naturellement, de celui réservé aux pairs ou aux supérieurs). Marphissa avait été assez souvent témoin de cette mimique hypocrite et paternaliste pour aussitôt l’identifier, en même temps que la nuance exacte qu’elle revêtait en fonction de son auditoire, et que son absence totale de signification.
« Citoyens, commença Boyens avec l’intonation d’un père de famille déçu par ses rejetons, on vous a trompés. Sans doute vous a-t-on forcés à prendre des décisions contraires à votre volonté. Vous affrontez à présent de sérieuses menaces et vous ne pouvez plus compter sur personne pour vous protéger, vous et vos familles, sinon sur ces fantoches qui s’intitulent eux-mêmes général et présidente. Vous n’êtes plus obligés de vous soumettre à leurs caprices. »
Le sourire standard de Boyens s’effaça, aussitôt remplacé par le regard sincère, parfaitement factice, d’un CECH syndic. « Je suis habilité à accorder l’immunité pour toute initiative prise à l’encontre des lois des Mondes syndiqués ou toute action entreprise contre leur population. Récompenser la loyauté est plus important que de chercher à punir ceux qui ont malencontreusement accordé leur confiance à des usurpateurs. Reprenez le contrôle de vos vaisseaux et placez-les sous mon autorité. Je pourrai alors vous protéger, non seulement des brutalités exercées par ces dictateurs fantoches, mais encore de la barbarie des forces de l’Alliance auxquelles ils se sont alliés.
» Vous serez accueillis, protégés et récompensés. Il vous suffit pour cela d’agir en votre propre intérêt et en celui de la population. Au nom du peuple, Boyens, terminé. »
Marphissa fixait encore avec amertume l’image de Boyens qui venait de s’effacer. Son message aurait sans doute sonné de manière plus authentique s’il ne l’avait pas achevé d’une voix aussi monocorde sur cet « au nom du peuple ». Que lui répondre ?
« Il nous prend pour des imbéciles, grogna le technicien des trans en chef.
— Assurément. Que lui diriez-vous à ma place ? »
Le technicien hésita. La force de l’habitude. Le système syndic apprenait à ses travailleurs à ne jamais parler à cœur ouvert, et ils se rendaient vite compte qu’en leur demandant leur avis leurs dirigeants et CECH leur tendaient le plus souvent un piège. Mais celui-là avait vu s’opérer nombre de changements depuis que Midway avait acquis son indépendance, et il avait été témoin de la façon dont l’ex-cadre et désormais kommodore Marphissa gérait ses équipages ; de sorte qu’il commit la folie, naguère suicidaire, de la regarder droit dans les yeux et de lui livrer le fond de sa pensée : « Je lui dirais que nous ne sommes pas stupides. Ni assez simplets ni assez cinglés pour croire aux promesses d’un CECH syndic. Que… nous avons fait l’expérience de la férule des Mondes syndiqués et que nous savons qu’elle ne fait aucun cas du bien-être de la population. Que la présidente Iceni et le général Drakon nous ont apporté une liberté que nous n’avions jamais connue, et qu’ils nous ont aussi fourni les raisons et le pouvoir de rire des mensonges d’un CECH ! » Le technicien s’interrompit brusquement, l’air de se demander anxieusement comment allait se solder cet éclat qui, sous la tutelle syndic, lui aurait sans doute valu un sévère châtiment.
Marphissa fit le tour de la passerelle des yeux et lut sur tous les visages un assentiment unanime. « Je ne peux guère dire mieux, technicien en chef Lehmann. Aimeriez-vous envoyer vous-même cette réponse au CECH Boyens ? »
Lehmann parut d’abord pris de court puis un peu plus inquiet. Il finit par afficher une moue satisfaite. « Oui, kommodore. Si vous m’y autorisez.
— Je vais vous présenter, puis vous lui répéterez ce que vous venez de me dire. Inutile d’en rajouter ni de broder. Rien que des mots qui viennent du cœur. » Marphissa enfonça la touche de transmission en veillant à ce que la réponse parvienne non seulement à Boyens, mais encore à tous les vaisseaux de la flottille du CECH ainsi qu’à ceux de la sienne. « CECH Boyens, personne ici n’accepte votre proposition. Si des gens de vos unités cherchent à reprendre leur liberté, ils sont invités à nous rejoindre. Un de nos techniciens va vous répondre lui-même. »
Marphissa attendit que Lehmann eût fini de se répéter puis elle refit le point sur sa personne. « Au nom du peuple, Marphissa, terminé », déclara-t-elle en articulant distinctement chaque syllabe avec le ton qui convenait.
Elle venait d’autoriser un subalterne à faire la nique à un CECH. Devant ce geste, qui réduisait à néant toutes les craintes engendrées par une vie entière d’apprentissage de la servitude, elle ressentit une profonde exaltation.
Les travailleurs de la flottille de Boyens entendraient les paroles du technicien en chef Lehmann ainsi que les siennes. Peut-être réagiraient-ils en conséquence, même si les serpents étaient sans doute plus nombreux que jamais et constamment sur le qui-vive à bord des vaisseaux de Boyens. Déclencher une mutinerie sur ces bâtiments syndics restait du domaine du vœu pieux, mais elle ne pouvait guère mieux, hormis en regarder d’autres décider du sort de son système stellaire.
« Un message de Black Jack adressé à nous deux conjointement ? » s’étonna Drakon. Il était venu très vite, dès qu’Iceni l’en avait informé. Sans doute auraient-ils pu connecter leurs écrans l’un à l’autre pour tenir une réunion virtuelle, mais c’eût été prendre un risque insensé, compte tenu des possibilités de piratage. Seule une rencontre en tête-à-tête dans une salle sécurisée, dont tant les techniciens d’Iceni que ceux de Drakon pourraient confirmer qu’elle ne contenait aucun dispositif de surveillance, se révélerait assez sûre.