— Ah ? Et que dit-il, ce certificat ? »
Drakon se renfrogna. « Pas grand-chose, à part qu’il la déclare bonne pour le service. Il lui fallait cette dispense, sinon elle aurait été renvoyée au casse-pipe comme simple soldat et future chair à canon. C’est d’ailleurs le sort qu’a connu l’autre survivant de cette mission. Il est mort un mois après qu’on l’a dépêché vers une de ces batailles que l’Alliance et nous-mêmes n’arrêtions pas d’alimenter en hommes, en femmes, en vaisseaux et en matériel, comme si, en lui fournissant assez de victimes, il nous était loisible d’enrayer cette machine de mort. »
Iceni le scruta. Les batailles auxquelles il venait de faire allusion lui étaient connues, tout comme le sentiment de futilité qu’elles engendraient, à force de constater que rien ni personne ne pouvait mettre fin à un carnage absurde. « Mais la nouvelle affectation de Morgan lui a épargné ce sort, n’est-ce pas ? demanda-t-elle comme si elle ne l’avait pas déjà appris par Togo, qui avait pris ses renseignements. Elle avait certainement un mécène pour décrocher cette dispense. Sait-on qui c’est ?
— Non. J’ai dû présumer qu’elle remplissait les conditions, car elle n’avait aucune accointance qui aurait pu lui arranger ça.
— À votre connaissance en tout cas, insista Iceni.
— J’ai sérieusement creusé, laissa tomber Drakon sur un ton laissant entendre que ses recherches avaient été exhaustives. Mais vous saviez déjà tout cela, et surtout qu’elle était revenue de l’espace Énigma. Je n’ai amené ce sujet sur le tapis que parce que… eh bien, nous savons tous les deux que Morgan a quelques problèmes.
— C’est un euphémisme.
— Quelques-uns de ces problèmes pourraient être antérieurs à sa mission et expliquer pourquoi elle s’est portée volontaire. Il n’y a aucun moyen de le savoir. Et… (Drakon s’interrompit) c’est valable pour tous ces citoyens qui ont été prisonniers des Énigmas. Nous ignorons qui ils sont, ce qu’ils ont fait et comment ils sont tombés entre leurs mains. Du moins si les Énigmas ont des mains. Certains pourraient eux aussi avoir des problèmes et exiger une assistance médicale.
— Je vois. » Iceni opina d’un air réfléchi. « Je n’y avais pas pensé. Oui, nous ne pouvons pas nous contenter de lâcher ces gens dans la nature tant qu’ils n’auront pas été soumis à une évaluation. Cela seul devrait suffire à justifier un accès limité à ces ex-prisonniers, et à les garder en sécurité. Que cette raison soit acceptable devrait interdire à quiconque de mettre en doute nos motivations.
— Avons-nous autre chose à leur reprocher ? »
Iceni dut réfléchir un instant. « Qu’ils pourraient effectivement ne rien savoir ? Probablement pas. Je trouve excellentes vos idées concernant ces citoyens libérés. Nous pouvons garder ici ceux de Taroa jusqu’à ce que nous recevions une réponse des Libres Taroans. » Elle eut un sourire désabusé. « Prendre une décision à ce sujet exigera sans doute un bon moment, le temps que le gouvernement provisoire de la Libre Taroa en débatte, en discute et parlemente.
— Espérons que leurs citoyens ne seront pas morts de vieillesse d’ici là, convint Drakon. Nous versons déjà assez de pots-de-vin et nous mettons suffisamment la pression aux gens de Taroa pour leur faire approuver la convention de défense mutuelle avant qu’ils se rendent compte de l’étroitesse des liens qu’elle tisse entre nos deux systèmes ; évitons de les solliciter encore à accepter tout de suite ces ex-prisonniers. Bon, l’autre marché, à présent. Que savez-vous sur cet officier, Bradamont ?
— Qu’elle est intimement liée au colonel Rogero, répondit Iceni en choisissant encore soigneusement ses mots. Et que nous nous sommes servis de ce lien pour transmettre à Black Jack notre version des événements. Je sais aussi que les archives des serpents sur lesquelles nous avons mis la main contenaient un dossier identifiant Bradamont comme une source portant le nom de code de Mante religieuse. Êtes-vous informé de toute l’histoire ?
— J’imagine que le moment est venu de vous parler de mon équipe. » Drakon détourna le regard et porta la main à sa bouche pour réfléchir. « Voici la version courte. Il y a quelques années, le colonel Rogero et un petit groupe de soldats rentrant de permission ont été tirés au sort pour servir de gardes sur un cargo, préalablement modifié en transport de passagers, chargé de convoyer des prisonniers de guerre de l’Alliance jusqu’à un camp de travail. En chemin, ce cargo a été victime d’un très grave accident. Pour leur sauver la vie, Rogero a fait sortir les prisonniers de leurs cellules puis leur a permis de participer aux réparations du bâtiment afin de sauver tout le monde. »
Iceni secoua la tête. « Sans doute la réaction la plus intelligente et avisée, mais aussi la plus contraire au règlement.
— Effectivement. Dès qu’ils se sont retrouvés en lieu sûr, Rogero a été appréhendé. Le CECH responsable de son arrestation a décidé que, puisque le colonel aimait tant les prisonniers de l’Alliance, on pouvait lui permettre de passer plus de temps avec eux en l’affectant au même camp de travail, un authentique cercle de l’enfer. Là-bas… (Drakon écarta les bras) Bradamont et Rogero sont tombés amoureux l’un de l’autre.
— De bien étranges circonstances pour une idylle, fit observer Iceni.
— Oui, mais, voyez-vous, ils se connaissaient déjà. Rogero m’a appris que Bradamont menait la troupe des prisonniers de l’Alliance lors de l’accident et pendant les réparations. Elle l’avait fortement impressionné. Et, de son côté, elle avait vu le colonel risquer sa peau pour les sauver. »
Comprenant enfin, Iceni secoua la tête. « Ils en savaient déjà un rayon l’un sur l’autre.
— Pendant ce temps, j’essayais de découvrir pourquoi Rogero n’était pas rentré de permission. Je venais tout juste de remonter sa piste jusqu’au camp de travail quand les serpents ont découvert son idylle avec Bradamont. On m’a appris que la seule alternative, quant à l’avenir du colonel, se situait entre un transfert dans un autre camp de travail ou son exécution.
— Qu’est-ce qui l’en a sauvé ?
— Moi, répondit Drakon le plus prosaïquement du monde, sans une ombre de vantardise. J’ai suggéré aux serpents d’utiliser l’affection que portait Bradamont à Rogero pour la retourner, afin qu’elle nous renseigne de l’intérieur sur les intentions de l’Alliance. » Le général sourit. « Ils ont adoré. Bien sûr, concrétiser cette idée exigeait de restituer Bradamont à la flotte de l’Alliance, de sorte que les serpents se sont débrouillés pour la faire convoyer jusqu’à la frontière et laisser fuiter l’information. Son transport a été intercepté, les fusiliers de l’Alliance l’ont libérée et l’ont remise à la flotte. Entre-temps, on m’avait renvoyé Rogero, en me laissant entendre qu’il pouvait feindre de transmettre à Bradamont des informations fiables en échange de celles qu’elle lui envoyait, exactement comme je l’avais proposé. Mais Rogero m’a annoncé tout de go que les serpents l’envoyaient m’espionner.
— Bien entendu. Mais, connaissant dès lors l’identité de votre espion, vous pouviez mieux vous protéger des serpents. » Iceni laissa reposer son front sur sa paume. « Cette relation était-elle effective ? C’est ce qu’il m’a semblé quand nous avons transmis à Black Jack le message de Rogero.
— Elle l’est.
— A-t-elle vraiment espionné l’Alliance pour nous ?
— J’en doute très sérieusement. Ce que les serpents permettaient à Rogero de lui transmettre consistait en partie en informations déjà connues de l’Alliance et en partie en renseignements erronés destinés à l’induire en erreur. À ce que m’en a dit Rogero, ce qu’il recevait d’elle était du même tonneau. »