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Bradamont l’étudia longuement puis leva son verre. « En ce cas, trinquons à la présidente Iceni. »

Marphissa l’imita. « À notre présidente. » Elle regarda ce que buvait Bradamont, bien résolue à ne pas s’enivrer davantage que l’officier de l’Alliance. Mais Bradamont avait porté un toast à Iceni… « Vous n’êtes là que pour nous épauler dans cette opération ? »

Bradamont secoua la tête. « Je suis censée rester à Midway après le départ de la flotte. Pour observer ce qui s’y passe et, éventuellement, prodiguer toute assistance qui ne contreviendrait pas aux intérêts de l’Alliance.

— Votre assistance ? » Une idée inattendue traversa soudain l’esprit de Marphissa, lui arrachant un éclat de rire. « Tactique ? Vous nous apprendriez à combattre comme Black Jack ?

— Oui. »

Bénis soient nos ancêtres ! Marphissa but une plus longue gorgée. Stupeur et ressentiment se livraient bataille en son for intérieur. « C’est… Comment vous expliquer ce que je ressens ? J’ai moi-même le plus grand mal à résoudre les conflits qui m’agitent. Cela dit, il serait génial, il me semble, que quelqu’un puisse nous enseigner quelques-unes des ruses de Black Jack. Et, dans la mesure où la flotte de l’Alliance est considérablement plus puissante que tout ce qu’aurait pu lui opposer naguère l’espace syndic, avoir parmi nous un des anciens officiers de Black Jack ne peut être que bénéfique. Rien que pour cela, j’aimerais vous embrasser. »

Bradamont siffla à son tour une lampée de son breuvage puis arqua un sourcil. « J’en déduis qu’il est encore trop tôt pour me remettre du rouge ?

— Non, parce que, d’un autre côté, Black Jack nous a humiliés et a anéanti nos forces mobiles, dont nos camarades formaient les équipages. C’est déjà assez éprouvant en soi. Et voilà qu’un des siens descend du ciel pour nous apprendre à combattre. Rien que pour cela, j’aimerais vous étriper.

— Les gens ne vous inspirent pas ces sentiments mitigés d’habitude, kommodore ?

— Que non pas. Pas au même moment, en tout cas. Que ressentez-vous, vous, capitaine ? »

Bradamont regarda de nouveau autour d’elle puis sirota une autre gorgée. « Je peux comprendre ce que vous éprouvez. Tout professionnel s’enorgueillira de son travail et de ses compétences et, en revanche, s’offusquera d’une assistance condescendante, si insignifiante soit-elle. Cela dit, s’agissant des principes de base, vous n’avez besoin d’aucune aide. Si ce que vous avez fait à Kane en est un exemple, vous êtes très douée, kommodore. En ce qui me concerne, ce que je ressens est pour le moins singulier. J’ai déjà séjourné sur des planètes syndics… pardon, des Mondes syndiqués. En tant que prisonnière. Une petite voix en moi hurlait : “Fuis, espèce d’idiote !” Mais, quand je vous vois vêtue de cet uniforme, une autre voix me souffle que je devrais vous haïr pour toutes les morts et les destructions occasionnées par une guerre aussi stupide qu’interminable. » Elle reposa son verre en secouant la tête. « Je reste en partie engluée dans le passé. Mais, d’un autre côté, je constate que des gens s’efforcent de l’oublier pour créer du neuf, de rejeter les liens qui les y enchaînaient. Et vous êtes de ceux qui travaillent avec le colonel Rogero.

— Le colonel Rogero ? » Marphissa dut se concentrer pour se souvenir de lui. « Un des commandants de brigade du général Drakon. C’est lui, votre ami ?

— Oui. »

Ce monosyllabe recelait plus d’émotion que n’est censée en inspirer l’amitié d’ordinaire. « Ah ! Très bien. Cela doit cacher une histoire passionnante.

— En effet. » Bradamont se radossa à sa chaise et drapa le bras autour de son dossier. « Le fond de l’affaire, c’est que, grâce au colonel Rogero, j’ai appris que les Syndics aussi pouvaient être humains. Et de surcroît, pour certains d’entre vous au moins, des gens merveilleux. Certes, ça ne changeait rien à la guerre. Je devais continuer à vous combattre et même m’y appliquer, parce que, en dépit de ce qu’était chacun de vous individuellement, vous aussi vous battiez pour un enjeu que je ne pouvais pas vous permettre de remporter.

— Je vois. » Marphissa soupira lourdement, tout en contemplant le dessus de table inachevé. « Je ne tenais pas à la victoire du Syndicat, mais je redoutais ce qui risquait de se produire en cas de triomphe de l’Alliance. On nous avait montré les images de planètes que nous nous étions disputées puis qui avaient été bombardées… Non. Je sais. Nous l’avons fait aussi. Je voulais protéger ma patrie, voilà tout. On nous a affirmé que vous aviez déclenché la guerre. Vous le saviez ? On enseignait aux enfants que c’était la faute de l’Alliance. On n’apprenait la vérité qu’en grandissant, à condition de grimper assez haut dans la hiérarchie syndic : le Syndicat avait pris cette décision. Mais, une fois cadre exécutif, que faire de cette vérité ? Il ne vous reste plus qu’à continuer le combat. Comment réagir autrement ? »

Bradamont lui retourna sombrement son regard. « Vous auriez pu vous révolter pendant la guerre.

— Certains l’ont fait. » Marphissa frissonna puis but une longue gorgée avant de remplir son verre. « Quand le Syndicat disposait encore d’une pléthore de forces mobiles, il lui était facile de réprimer toute rébellion. Les traîtres ont péri, déclara-t-elle, amère. Les planètes félonnes ont été réduites en monceaux de ruines, les familles renégates ont été massacrées ou laissées à l’abandon dans les décombres de leurs villes, et les serpents étaient partout. Chuchotez les mots qu’il ne fallait pas et vous disparaissiez. Offensez un CECH et votre époux, votre femme ou vos enfants disparaissaient. Nous révolter ? Bon sang, croyez-vous que nous n’avons pas essayé ?

— Je vous demande pardon. » Bradamont avait l’air sincère. « Nous nous plaignons souvent de notre propre gouvernement dans la flotte de l’Alliance et nous parlons même de le combattre. Mais nous n’avons jamais rien enduré de tel. Rien de comparable.

— Les Syndics nous qualifient maintenant de traîtres, poursuivit Marphissa. Mais nous n’en sommes pas. Vous savez ce qui est drôle ? Tout le système syndic encourageait la délation. On devait dénoncer ses amis, ses collègues et même son mari, sa femme, ses parents et ses enfants. Mais il fallait rester fidèle à un patron qui, lui, n’était pas loyal envers vous. Qu’ils soient maudits ! Tous autant qu’ils sont ! » Pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça ? Mais je n’aurais pu l’avouer à personne. Même si ma vie en dépendait.

Bradamont rompit un autre silence gêné. « Mais Iceni est différente, elle ?

— Oui.

— Et Drakon ?

— Le général Drakon ? Il soutient la présidente. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus.

— Je le croyais un codirigeant.

— Techniquement, c’est sans doute vrai, concéda Marphissa. Mais je ne réponds que devant la présidente. Comment est Black Jack en réalité ?

— Il est… » Bradamont fixa son verre en fonçant les sourcils. « Complètement différent de ce à quoi on s’attend. Pas inférieur. Supérieur. Vrai.

— Réellement… ? On dit qu’il… Bon, il paraît qu’il serait davantage…

— Il est humain, affirma Bradamont.

— Mais nous a-t-il été envoyé ? Est-il un agent d’autre chose que l’Alliance ?

— Il ne s’en est jamais targué. Je n’en sais rien. Ça me dépasse. » Bradamont lui coula un regard inquisiteur. « Il me semblait que les Syndics ne croyaient pas à tous ces trucs ?

— Les religions ? La foi ? Officiellement, ces superstitions ont été découragées. Nous ne sommes censés croire qu’au Syndicat. Mais les gens se cramponnent à leurs vieilles croyances. » Marphissa haussa les épaules. « Parfois, nous ne pouvions nous raccrocher qu’à elles. Certains croyaient au Syndicat comme en une espèce de providence, de puissance divine, mais, quand les Syndics nous ont abandonnés aux Énigmas, leur foi a été sérieusement ébranlée. Vous avez vraiment vu des Énigmas ? »