Bradamont opina, pas désarçonnée le moins du monde par le coq-à-l’âne. « Un seul. Et même pas entier. Nous n’en savons encore que très peu sur eux. L’amiral Geary est persuadé qu’ils préféreraient se suicider collectivement que de nous permettre d’en apprendre davantage sur leur espèce. »
Marphissa mit un certain temps à digérer l’information. « Une espèce encore plus timbrée que l’humanité ? Génial !
— Ça n’a rien de démentiel à leurs yeux, rectifia Bradamont. Pour eux, ça reste parfaitement sensé. Un peu comme la guerre peut paraître sensée à l’humanité.
— Non, vous faites erreur, déclara Marphissa en remplissant de nouveau leurs verres. Nous la savions tous insensée. Nul ne savait comment y mettre fin. Livrer une guerre parce qu’on ignore comment la terminer ! Il faut croire, après tout, que les Énigmas ne sont pas plus cinglés que nous. Et ces superbes vaisseaux que nous avons vus ? Si rapides. Pouvez-vous m’en parler ?
— Les Danseurs ? » Bradamont ne put s’empêcher de sourire. « Ils sont vraiment affreux. Et, manifestement, ils ne raisonnent pas comme nous. Mais nous avons apparemment réussi à établir un lien. Ils nous ont aidés.
— Ils ont sauvé notre planète principale. » Marphissa leva de nouveau son verre pour porter un toast. « Je ne l’aurais jamais cru possible, mais ils ont réussi à dévier un bombardement cinétique. Aux Danseurs !
— Aux Danseurs ! l’imita Bradamont. Mais ils sont vraiment très moches. Tenez, voici une image. » Elle tendit sa tablette de données à Marphissa. « Je dois transmettre à votre présidente un rapport sur eux. »
La kommodore fixait l’image, bouche bée. « Le croisement d’une araignée et d’un loup ? Sérieusement ? C’est à cela qu’ils ressemblent ? Mais ils pilotent leurs vaisseaux comme s’ils étaient leur prolongement. Avec une grâce incroyable. Comment leurs systèmes de manœuvre y parviennent-ils ? »
Bradamont se gargarisa un instant de sa gorgée de whiskey avant de l’avaler. « Nous sommes pratiquement certains qu’ils les pilotent manuellement. »
Marphissa eut un sursaut incontrôlé. « Des manœuvres d’une telle complexité à des vélocités aussi fantastiques ? Et en pilotage manuel plutôt qu’automatique ? Impossible !
— Pour nous, précisa Bradamont.
— Que pouvez-vous me dire de l’autre énorme bâtiment ? la pressa Marphissa.
— L’Invulnérable ? Il appartenait aux Bofs. Nous l’avons arraisonné. » Bradamont plissa les yeux comme pour regarder la lumière jouer dans le liquide ambré qui remplissait encore partiellement son verre. « Ils sont tout mignons, ces Bofs. Et cinglés. Pas comme les Énigmas, genre “Fichez-nous la paix !” Non. Eux, ce serait plutôt : “Si on le pouvait, on dominerait l’univers.” Et ce sont des combattants fanatiques. Jusqu’au-boutistes. Ils figurent aussi dans mon rapport à votre présidente. Les Bofs n’atteindront jamais l’espace contrôlé par l’Homme, espérons-le, mais il faut absolument que vous sachiez pourquoi vous ne devez jamais envahir celui qu’eux-mêmes contrôlent.
— Merci. » Peut-être était-ce l’alcool. Ou encore leur expérience commune des vaisseaux de guerre. Mais Marphissa se sentait détendue et elle souriait chaleureusement à Bradamont. « J’espère que votre rapport comprendra la manière dont vous vous y êtes pris pour arraisonner ce vaisseau colossal.
— Ce fut… épineux, lâcha Bradamont. Ouais. Nous pouvons parler des tactiques que nous employons dans la flotte de l’amiral Geary pour triompher de nos ennemis. »
Marphissa croisa le regard du capitaine de l’Alliance et un frisson la parcourut intérieurement, battant en brèche l’attirance qu’elle lui inspirait un instant plus tôt. « Et de nous aussi. Comment vous avez écrasé les forces mobiles syndics.
— Oui, convint Bradamont d’une voix plus douce, comme si elle avait pris conscience de ce qu’éprouvait Marphissa. Je parlais également de vous. De vous aider à vaincre les forces syndics qui pourraient revenir à Midway pour tenter d’en reprendre le contrôle. Je peux vous narrer comment nous avons réagi lors de différents engagements, depuis Corvus jusqu’à Varandal. L’amiral Geary m’y a autorisée.
— Varandal ? C’est dans l’espace de l’Alliance, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est là que nous avons combattu votre flottille de réserve.
— Que vous l’avez détruite, voulez-vous dire, rectifia Marphissa en contemplant le fond de son verre. Je sais. Le CECH Boyens en avait au moins informé la présidente Iceni, bien qu’il ait manifestement laissé de côté bon nombre d’informations datant de l’époque où il était encore votre prisonnier. Nous avions beaucoup d’amis dans les équipages de ces unités. Certains étaient même plus que des amis. La flottille de réserve a passé pas mal de temps à Midway. Elle y séjournait depuis des décennies. » La voix de Marphissa avait adopté des intonations contrites, rageuses, accusatrices. C’était injuste et elle le savait. C’était la guerre. N’empêche…
« Je regrette, dit Bradamont.
— Nous avons tous perdu beaucoup d’amis, j’imagine. »
Le silence parut s’éterniser puis Bradamont reprit la parole avec une alacrité forcée. « Avez-vous déjà reçu une liste de prisonniers ?
— De quoi ? demanda Marphissa, incertaine d’avoir bien entendu.
— Une liste de prisonniers, répéta Bradamont. Des officiers et matelots que nous avons capturés à Varandal après la destruction de leurs vaisseaux. »
Marphissa avait de nouveau levé son verre pour boire une gorgée, mais sa main se figea à mi-hauteur. « Des prisonniers ? Vous aviez fait d’autres prisonniers ? Pas seulement le CECH Boyens ?
— Oui. » Bradamont tressaillit. « N’avez-vous donc pas entendu dire que l’amiral Geary a interdit l’exécution des prisonniers dès qu’il a pris le commandement de la flotte ?
— Si, mais je n’y ai pas cru.
— C’est la stricte vérité. Nous avons cessé de passer les prisonniers par les armes… » Bradamont piqua un fard. « Je ne peux pas y croire. Je n’arrive pas à me persuader que nous soyons tombés si bas jusqu’à ce qu’il ne nous le rappelle… Bref, pour résumer, nous avons fait des prisonniers. Et, quand nous n’en voulions pas et que nous nous trouvions dans un système stellaire syndic, nous laissions leurs modules de survie s’échapper. Vous ne l’avez pas su ?
— Nous ne savions que ce que le gouvernement syndic voulait que nous apprenions.
— Oh, bien sûr. La sécurité, hein ? Étrange, tout ce que les gouvernements veulent justifier en son nom, n’est-ce pas ? Eh bien, je peux vous dire que des gens de votre flottille de réserve sont encore retenus prisonniers à Varandal. En très grand nombre. Je le sais. »
Marphissa se contenta de fixer Bradamont pendant ce qui lui fit l’effet d’une bonne minute, puis elle réussit à trouver ses mots. « Vous êtes sûre qu’ils y sont toujours et qu’on ne les a pas dispersés dans les camps de travail de l’Alliance ? »
Bradamont rougit de nouveau, mais de colère cette fois. « L’Alliance n’a jamais eu de camps de travail. Si on les avait dispatchés, ç’aurait été dans des camps de prisonniers de guerre. Mais on les enregistrait encore quand la guerre s’est achevée et nul n’avait envie de s’occuper de leur rapatriement. Ils sont donc restés coincés à Varandal, aux mains des autorités de la flotte, qui, elles, doivent les héberger, les nourrir, les surveiller et les soigner jusqu’à ce que les accords portant sur la libération des prisonniers de guerre aient été finalisés. Je le sais parce que de nombreux officiers s’en plaignaient là-bas. Les Syndics… Le gouvernement des Mondes syndiqués, je veux dire, est censé pondre des mesures en ce sens, mais ça traîne en longueur et, pendant ce temps, les autorités de Varandal se retrouvent avec un tas de Syndics sur les bras, qu’elles préféreraient rendre à leur planète natale. »