De furieuse, l’expression de Bradamont se fit songeuse. « Vous êtes fantastiques, vous autres. Vous dites savoir que les survivants de la flottille de réserve sont détenus à Varandal. Pourquoi n’envoyez-vous pas quelqu’un les récupérer ?
— Qui ça ? Nous ? demanda Marphissa, refusant d’en croire ses oreilles.
— Dépêchez là-bas un ou deux cargos modifiés. De combien auriez-vous besoin ? Plus de deux. Quatre ? Non, plutôt six. Vos prisonniers sont environ quatre mille. Ils seront un peu à l’étroit, mais six cargos devraient suffire à les convoyer, à condition d’avoir été aménagés pour abriter autant de monde que possible.
— Nous pouvons affréter… » commença Marphissa puis la réalité s’imposa à elle. « Des cargos ? Qui se rendraient tout là-bas en traversant un territoire immense où l’autorité du Syndicat est continuellement contestée ou s’est tout bonnement effondrée ? Où le peu qu’il en subsiste s’empresserait de canonner des vaisseaux opérant en notre nom ? » Pas question de placer la barre si haut. Je ne vais même pas y croire.
« Vous pourriez les faire escorter, suggéra Bradamont. Par quelques-uns de vos vaisseaux de guerre.
— Des vaisseaux de guerre ? Nous en avons bien peu. Et vous voudriez que nous envoyions vers un système stellaire de l’Alliance un convoi escorté par ces vaisseaux ?
— Ce n’est peut-être pas une très bonne idée », admit Bradamont en buvant une autre gorgée. Elle fit rouler un instant le whiskey sur sa langue avant de déglutir. « D’accord, voici comment vous pourriez procéder. Simple suggestion, ajouta-t-elle prudemment. Allez à Atalia. Vous avez un portail, vous pouvez donc emprunter l’hypernet sur le plus clair du trajet. D’Atalia, le saut jusqu’à Varandal est relativement aisé. Atalia a revendiqué comme vous son indépendance. Cela dit, sa situation est beaucoup moins bonne que la vôtre, loin s’en faut. »
Marphissa opina sans mot dire. Inutile d’y chercher des explications : un système frontalier comme Atalia avait sans doute été impitoyablement pilonné pendant des décennies.
« Atalia disposait d’un aviso lors de notre dernier passage, poursuivit Bradamont. D’un seul. Il s’y trouve aussi un vaisseau estafette de l’Alliance, qui monte la garde près du point de saut pour Varandal. Votre convoi émerge à Atalia, puis vos vaisseaux y stationnent pendant que les cargos sautent jusqu’à Varandal.
— Et qu’arrive-t-il quand six anciens cargos syndics déboulent à Varandal ?
— Les autorités de l’Alliance voudront savoir qui ils sont et ce qu’ils viennent faire là. Elles ne les détruiront pas de but en blanc. Le feriez-vous si des cargos de l’Alliance se pointaient à Midway ?
— Non. » Obstacles. Objections. Qu’est-ce qui pouvait bien se mettre encore en travers ? « Nous remettraient-elles ces prisonniers ? »
Bradamont fit la grimace puis se massa la nuque. « Techniquement parlant, nous sommes censés les rapatrier nous-mêmes dans les Mondes syndiqués. Mais, compte tenu de tous les systèmes stellaires qui s’en désolidarisent, ça devient de plus en plus épineux. Et nous n’aimons toujours pas les Syndics. Larguer les ressortissants d’un système qui vient de déclarer son indépendance sur une planète encore contrôlée par les Syndics ne serait pas très “humanitaire”.
— Humanitaire ? » s’enquit Marphissa, ironique.
Bradamont la questionna du regard puis : « Pourquoi ce ton sarcastique ?
— Parce que c’est une… blague récurrente. Personne ne prononce ce mot sérieusement. En lui donnant son sens réel, quel qu’il soit.
— Oh ! » L’espace d’un instant, Bradamont eut l’air interloquée puis elle reprit contenance. « Alors disons plus prosaïquement que la flotte de l’Alliance aimerait se débarrasser des prisonniers détenus à Varandal. »
Consciente de sucrer les fraises, Marphissa reposa soigneusement son verre. « Combien ? chuchota-t-elle. Combien avez-vous dit qu’ils étaient ?
— Je ne connais pas le chiffre exact. Quatre mille à peu près. C’est celui qu’on entendait toujours répéter.
— Quatre mille. » Sur combien au total ? Mais, le plus souvent, quand un vaisseau était détruit, ça se produisait en un éclair, sans laisser aucune chance aux éventuels survivants. Que quatre mille personnes fussent sorties indemnes d’une bataille où leurs vaisseaux avaient été trop gravement endommagés pour continuer le combat était déjà une chance inouïe. « Nous n’en avions aucune idée. Beaucoup de ces gens sont des amis à nous. Ils viennent de Midway ou de systèmes stellaires voisins.
— Pardonnez-moi. J’y aurais fait tout de suite allusion si je m’étais rendu compte que…
— Pas grave. » Marphissa soupira. « Nous les croyions tous morts. Il fallait bien. Il en avait toujours été ainsi.
— Je sais. » Bradamont fit la grimace. « Nous partions aussi de ce principe quand certains des nôtres se retrouvaient aux mains des Syndics.
— Je dois obtenir l’approbation de la présidente Iceni pour cette intervention. Nous ne pouvons même pas l’envisager tant que cette… euh… opération spéciale destinée à nous débarrasser de la flottille syndic n’aura pas réussi. Si ça marche, nous pourrons alors dépêcher des vaisseaux pour escorter ces cargos, et ils resteront absents un bon moment. Dans la mesure où nous ne disposons que de quelques unités, nous aurons du mal à le faire avaler à la présidente Iceni. Pour être honnête, si nous avions affaire à une tout autre personne, ce serait exclu. Je crois que notre présidente sautera sur l’occasion, mais que certains de ses conseillers s’efforceront de l’en dissuader. Qu’avons-nous à y gagner, en effet ? demanda Marphissa d’une voix amère. Et convaincre le général Drakon risque d’être aussi difficile.
— À ce que j’ai entendu dire du général, il n’est pas foncièrement mauvais. Mais il faudra sans doute lui fournir une raison solide. » Bradamont la fixa d’un œil sombre puis embrassa le compartiment d’un geste. « On est encore en train d’équiper votre cuirassé. A-t-il déjà un équipage ?
— Rien qu’une permanence, reconnut Marphissa. Recruter du personnel des forces mobiles suffisamment bien entraîné et assez nombreux pour armer un cuirassé s’est révélé sérieusement problématique pour nous. En outre, un second cuirassé, encore en chantier à Taroa, exigera lui aussi un équipage. Nos ambitions comme notre quincaillerie excèdent de loin nos viviers de travailleurs qualifiés disponibles.
— Ces quatre mille rescapés de la flottille de réserve résoudraient le problème, fit remarquer Bradamont.
— Effectivement. » Marphissa balaya du regard le compartiment inachevé où elles se tenaient et se l’imagina enfin terminé et rempli de gens qu’elle s’était attendue à ne plus jamais revoir. « Ils sont vivants, ils sont formés, nombre d’entre eux voyaient en Midway leur mère patrie avant qu’on ne les en arrache, et, pour toutes ces raisons, j’ai de bonnes chances de convaincre les responsables de nous permettre d’aller les chercher. Ma foi, j’ai bien envie de vous embrasser, espèce de monstre de l’Alliance !