Ça faisait bizarre, se disait Drakon. C’était une situation critique. Il voyait certes les vaisseaux Énigmas, la flottille syndic et les forces mobiles d’Iceni. Pourtant, les forces opposées se trouvaient encore à des heures-lumière de distance. Ce qu’il distinguait des extraterrestres correspondait à leur activité quatre heures et demie plus tôt. Et, quoi qu’elles fissent maintenant, le contact entre toutes ces forces ne s’opérerait pas avant des jours. « Tenter de bluffer les extraterrestres ne saurait nuire. » Du moins si Iceni parlait bien d’un bluff, et non d’un plan pour assurer de sang-froid leur destruction mutuelle au cas où les Énigmas s’apprêteraient effectivement à balayer les humains de Midway.
« Jusqu’à quel point peut-on se fier au CECH Boyens, selon vous ? demanda la présidente.
— Nous le connaissons tous les deux. » Drakon brandit la main, le pouce et l’index écartés d’un peu moins d’un centimètre. « Jusque-là, à mon avis. Sans plus.
— Il a certaines qualités.
— Et, pour l’instant, ces qualités lui servent surtout à surfer sur la vague du changement qui déferle dans l’espace contrôlé par le Syndicat, de manière à en émerger en vie, de nouveau à flot et promu. »
Iceni inclina légèrement la tête de côté pour réfléchir. « Ce qui laisse une grande place à son nombrilisme.
— En effet. Qu’avons-nous à lui offrir ?
— De placer notre système sous son contrôle sans opposer de résistance ni endommager ses installations tant qu’il œuvrera avec nous contre les Énigmas.
— Il ne voudra jamais y croire. Boyens sait parfaitement que nous n’honorerions jamais ce marché. » Drakon se renfrogna. « Mais il ne peut guère espérer mieux tant que les Énigmas seront ici. Essayons. »
Iceni poussa un soupir exaspéré. « Il nous faut exercer davantage de pression. Si seulement le cuirassé que nous avons capturé à Taroa était terminé et non encore qu’en chantier.
— Les Libres Taroans n’ont guère apprécié sa réquisition, fit remarquer Drakon. Ni non plus que nous ayons gardé leurs chantiers navals après les avoir repris aux Syndics.
— Il faudra qu’ils s’y fassent, même s’ils traînent les pieds pour nous trouver les fournitures et les travailleurs dont nous avons besoin pour achever sa construction. »
Le colonel Malin s’exprima avec une prudente déférence. « Madame la présidente, si je puis me permettre, que diriez-vous de rendre aux Libres Taroans ce cuirassé ainsi qu’une bonne partie de la propriété de ces chantiers navals orbitaux ?
— Pourquoi ferions-nous cela ? » s’enquit Iceni. À voir sa tête, elle venait d’entendre quelque chose d’incompréhensible.
« Il nous faut des alliés, fit remarquer Malin. Nous avons bien Black Jack, mais il est au loin, de sorte qu’on ne peut pas compter sur son aide dans cette situation critique. Taroa est proche, en revanche.
— Avez-vous la moindre idée de la puissance de feu d’un cuirassé ? demanda Iceni. Des capacités offensives auxquelles vous nous proposez de renoncer ? »
Malin eut un sourire finaud. « Je me suis retrouvé sous le coup de bombardements orbitaux déclenchés par des cuirassés de l’Alliance, madame la présidente. Toutefois, le cuirassé de Taroa n’est toujours pas opérationnel et ne le sera pas avant un certain temps. Et je ne suggère pas non plus que nous le rendions sans contrepartie. Les Libres Taroans nous sont déjà reconnaissants de l’assistance militaire que nous leur avons fournie pour vaincre leurs Syndics. Ils en sont encore, néanmoins, à se quereller sur la formulation de leurs accords de défense mutuelle. »
Drakon fixa Malin en plissant les yeux. « J’imagine qu’ils tomberaient d’accord sur n’importe quelle formulation, voire sur n’importe quelle clause ou presque si cela leur permettait de remettre la main sur le cuirassé.
— Et, là, au lieu de traîner les pieds, ils s’échineraient à achever sa construction et à le rendre opérationnel le plus vite possible », conclut Malin.
Iceni les dévisagea l’un après l’autre, les yeux voilés. « Intéressante suggestion. Nous nous attachons les faveurs de Taroa en jouant sur son désir de récupérer le cuirassé. Taroa investit dans sa construction tous les moyens et ressources requis, et nous épargne donc des frais et des efforts. Nous nous gagnons ainsi un allié proche, qui nous sera encore plus redevable et veillera à nous fournir un renfort conséquent avec ce cuirassé, qui sera prêt beaucoup plus tôt que si nous nous en chargions nous-mêmes. Très intéressante suggestion, colonel. Mais supposons que Taroa décide de nous trahir ? »
Malin sourit. « Nous avons pleinement accès à ce bâtiment et nous le conserverions en partie jusqu’à son achèvement. On pourrait installer en secret de nombreuses sauvegardes sur ce vaisseau et ses systèmes, afin d’interdire qu’on le retourne contre nous et de faire échouer toute tentative en ce sens. »
Leur conversation à mi-voix fut soudain interrompue par le carillon feutré d’une alerte émise par l’écran. « Une navette vient de décoller de la planète », annonça un opérateur depuis sa console. Sur l’écran, un symbole décrivit un gracieux arc de cercle, représentant sa trajectoire projetée vers l’orbite. « Ce n’était pas un décollage programmé, et toutes les installations ont été informées qu’aucun ne devait se produire durant l’alerte sauf contrordre de notre part. »
Le regard d’Iceni se durcit. « Qui est à bord ?
— Il s’agirait d’une cargaison de routine. Équipage normal, pas de passagers, précisa un autre opérateur.
— Un vol de routine ? Quand a-t-on suspendu ces décollages ? » Avant qu’Iceni eût pu poser d’autres questions, Togo réapparut à ses côtés.
« Un gouverneur régional manque à l’appel, lâcha-t-il sans s’émouvoir. Ainsi que sa maîtresse. On ne parvient pas non plus à localiser une directrice industrielle et son petit ami à l’aide des systèmes de surveillance planétaire.
— Le gouverneur Beadal ? demanda Iceni d’une voix glaciale.
— Oui, madame la présidente. Peut-être a-t-il été informé de sa future mise en examen, à moins qu’il ne cherche tout bonnement à fuir les Énigmas en dépit des ordres exhortant tous les cadres à rester à leur poste. La directrice industrielle est Magira Fellis, du bureau des grands travaux.
— On ne la regrettera pas. » Iceni ne quittait pas des yeux la trajectoire de la navette qui cherchait à échapper à l’atmosphère. « Et les échecs répétés du gouverneur régional Beadal dans sa fonction d’administrateur ne me donnent aucune raison d’ignorer ses actes de corruption ni son infraction à une mienne directive. Mais je répugne à détruire une navette. »
Malin reprit la parole. « Elle n’est pas à nous. Elle appartient à un de ces vaisseaux marchands en orbite. Ce cargo arbore le pavillon du groupe Xavandi, mais le cadre exécutif qui le commande affirme s’en être désolidarisé et opérer désormais en indépendant. »
Le regard d’Iceni s’aiguisa, pareil à celui d’un prédateur devant sa proie. « Je n’ai jamais aimé le groupe Xavandi. Ça leur ressemblerait bien d’avoir un vaisseau commerçant en infraction avec les restrictions du gouvernement syndic et de prétendre pourtant ne plus le contrôler, de manière à encaisser les bénéfices tout en niant enfreindre la loi. Je ne regretterai pas la perte de leur navette. Général ? »