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Drakon était assis, seul, dans le compartiment réservé aux passagers d’une navette militaire qui allait échapper à l’atmosphère. Le grand écran installé devant lui était scindé en deux parties : une moitié montrait l’espace infini et les étoiles innombrables sur le fond noir de l’espace, et l’autre des nuages blancs dérivant au-dessus de vastes étendues liquides, ponctuées par quelques archipels et deux petits continents insulaires. Le général avait l’impression d’être suspendu entre deux extrêmes : il ne dépendait que de sa décision et de son initiative d’osciller ainsi entre les cieux et un monde vivant, d’opter pour une féroce rentrée dans l’atmosphère ou de se perdre dans le vide glacé.

Le pressant carillon de son unité de com l’arracha heureusement à sa troublante rêverie. « Que se passe-t-il ? demanda-t-il en voyant apparaître le visage du colonel Malin. La présidente Iceni serait-elle en retard ? » Iceni emprunterait sa propre navette. Si l’image d’un trajet effectué en commun aurait sans doute aidé à consolider, dans la tête des citoyens, la vision qu’ils se faisaient d’un tandem de dirigeants œuvrant la main dans la main et agissant en harmonie – du moins selon la conception syndic de ce terme –, on avait jugé trop périlleuse cette occasion de réunir deux cibles de choix dans un unique véhicule. En outre, un accident – un véritable accident, sans rapport avec la pure et simple liquidation d’un rival – n’est jamais exclu.

« Non, mon général, répondit Malin. La navette de la présidente vient de décoller. Mais nous assistons à un rebondissement intéressant. Un cargo a émergé il y a quelques heures du portail de l’hypernet. Il arrivait de Taniwah. »

Drakon s’apprêtait à ranger la nouvelle dans les « chiens écrasés » quand il fixa Malin. « De Taniwah ? Pas de Sobek ? Tu es bien sûr ?

— Oui, mon général. Quand le cargo est apparu, la kommodore Marphissa a ordonné au Kraken de se rapprocher du portail pour rechercher les destinations accessibles. Tous les portails connus des Mondes syndiqués, à l’exception de ceux qui comme Kalixa ont été détruits, figuraient dans la liste des options. »

Drakon se radossa à son siège en se massant le menton. « Nous avons donc de nouveau accès à l’ensemble du réseau. Les CECH de Prime n’ont pas détruit l’hypernet syndic.

— Non, mon général. En revanche, ils ont réussi à bloquer temporairement l’accès à tous les portails, sauf celui de Sobek, pour tous les vaisseaux partant de Midway.

— J’ignorais que c’était possible.

— Ça ne l’est censément pas, répondit Malin. Nous ne saurions pas comment nous y prendre. Malgré tout, il nous faut présumer que Prime, elle, en a trouvé le moyen.

— Merveilleux ! D’où tiens-tu cette information ?

— Elle nous a été transmise par le centre de commandement sur ordre de la présidente Iceni, mon général.

— Quelles sont les chances pour que nos espions dans l’espace syndic découvrent le moyen de bloquer l’accès aux portails et, éventuellement, celui d’y remédier ?

— Je vais envoyer des instructions en ce sens à nos informateurs dans le territoire sous contrôle syndic. Mais, dans la mesure où ces instructions devront se plier au cabotage d’un cargo qui empruntera des chemins détournés afin de se soustraire au blocus que nous imposent les Mondes syndiqués, elles mettront un certain temps à parvenir à leurs destinataires, et j’ignore également si l’une de nos sources aura accès à cette information. Elle sera certainement classée “hautement confidentielle”.

— Qu’en est-il de nos techniciens ? Maintenant qu’ils savent que c’est faisable, ne pourraient-ils pas trouver eux-mêmes la réponse ?

— On les a prévenus, mon général. J’ai cru comprendre que la présidente Iceni avait accordé la priorité à ces recherches.

— Très bien. Merci. » L’image de Malin s’effaçant, Drakon reporta le regard sur le grand écran, à l’avant du compartiment, où les étoiles et la surface de la planète promettaient certes un sort diamétralement opposé mais tout aussi fatal.

Le brouhaha des conversations tenues par les travailleurs de la principale installation orbitale et leurs familles, qui s’étaient réunis pour assister à l’arrivée des ex-prisonniers des Énigmas, s’éleva encore de quelques décibels à l’apparition de Drakon. Il fit de son mieux pour afficher la plus grande désinvolture et s’arrêta un instant pour bavarder avec les soldats qui assuraient la sécurité de la soute de débarquement à l’occasion de cet événement.

« Qu’en dites-vous ? demanda-t-il au major responsable de la garde. Disposez-vous d’assez d’effectifs ?

— Les citoyens sont très excités, mon général. Mais il n’y a pas de souci à se faire, aucun trouble ne fermente. Personne ne s’imagine qu’on leur cache quelque chose. Et nous avons un tas de gusses sous la main en cas d’imprévu. »

Drakon hocha la tête ; il ne quittait pas des yeux l’écoutille par où apparaîtraient les prisonniers libérés. « Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, major, mais je me rends compte que ça fait chaud au cœur d’être à l’unisson des citoyens. »

Le major se fendit d’un sourire, tout comme les gardes qui se trouvaient à portée d’oreille. « Oui, mon général. Au lieu de faire le sale boulot pour les CECH et les serpents, on travaille pour la population. Je pourrais facilement m’y faire.

— C’est un changement plutôt agréable, non ? » Comme beaucoup d’autres, ces soldats avaient souvent participé à des cordons de sécurité par le passé. Les serpents refusaient de se salir les mains dans d’aussi basses besognes que le maintien de l’ordre, la répression des émeutes ou autres problèmes de sécurité intérieure collective, de sorte que les CECH devaient faire appel aux troupes régulières pour s’acquitter de ces tâches déplaisantes.

Mais, à mesure que Drakon prenait conscience du comportement de ses soldats, constatait qu’ils agissaient et réagissaient au contact du public comme s’ils en faisaient partie au lieu d’avoir l’impression d’appartenir à une troupe distincte chargée de le contrôler, il se demandait ce qu’il adviendrait si d’aventure on leur donnait l’ordre d’user de la force contre cette foule ou une autre. Iceni avait certes affirmé que Drakon et elle étaient toujours habilités à y recourir pour contrôler leurs concitoyens, mais, à bien étudier la situation ici et maintenant, Drakon doutait que ce fût encore vrai.

« Je questionnerai mes commandants de brigade à ce propos quand je redescendrai à la surface. » D’abord mener correctement à bien cette opération. « Restez sur le qui-vive quand les prisonniers commenceront à émerger, ordonna-t-il. On a eu quelques pépins lors de leur récupération par les navettes. »

Le sourire du major s’effaça. « L’Alliance ?

— Non. Apparemment, l’Alliance les traitait convenablement. Le problème tenait plutôt à leur long enfermement par les Énigmas. Ils sont très fragiles.

— Oh, bien sûr, mon général. Comme au sortir d’un camp de travail ? Je ferai passer le mot. »

Le bourdonnement des conversations vira au rugissement quand Gwen Iceni fit son premier pas dans la soute et agita la main à l’intention des citoyens qui se pressaient contre les barrières de sécurité. « I-ce-ni ! I-ce-ni ! » psalmodiait la foule entre deux ovations.