— Le Syndicat semble en tout cas pouvoir le faire, répondit Drakon. Pas nous. » Iceni lui décocha un regard de reproche. Il en comprit la raison et se hâta de réagir à cette muette rebuffade. « Le capitaine Bradamont doit le savoir. Elle doit pouvoir informer l’Alliance que nous disposons encore d’un hypernet qui lui est très précieux et que ce n’est pas nous qui avons empêché la flotte de Black Jack de choisir une autre destination. »
Iceni y réfléchit deux secondes puis hocha la tête. « Vous avez raison, général. L’arrivée de ce cargo nous a causé une très vive surprise, capitaine Bradamont.
— Je dois transmettre cette nouvelle chez moi au plus tôt, convint l’officier de l’Alliance. Avant que vous ne preniez congé, madame la présidente, il me faut vous remettre ceci, tant à vous qu’au général. » Elle porta la main à sa poche, apparemment inconsciente de la vigilance accrue que son geste déclenchait chez les gardes encore présents, et en sortit deux supports de données de la taille d’une piécette. « De la part de l’amiral Geary. Ce sont des comptes rendus de ce que nous avons trouvé dans l’espace Énigma et les territoires des Bofs et des Danseurs, ainsi que les informations dont nous disposons sur ces trois espèces. »
Drakon prit une des disquettes. « Elles sont identiques ?
— Les disquettes ? Oui, général. Une pour chacun.
— Quel tact ! lâcha Iceni en s’emparant de la sienne. Doit-on s’attendre à des surprises ?
— Je n’en sais rien, répondit Bradamont. Je sais seulement que l’amiral Geary vous a déjà fourni certains renseignements. Il m’a expliqué que, s’agissant des contacts entre l’humanité et ces trois espèces, vous vous trouviez en première ligne et que vous deviez donc en apprendre le plus possible sur elles.
— Dommage qu’il n’ait pas autorisé nos techniciens à monter à bord du supercuirassé confisqué aux Vachours », fit aigrement remarquer Iceni.
Bradamont esquissa de la main un geste d’impuissance. « Nos propres techniciens eux-mêmes n’en ont pas eu la permission. Une force de sécurité occupe certes l’Invulnérable, mais nous n’osons toucher à rien tant que nous ne l’avons pas ramené dans l’espace de l’Alliance. »
Drakon dut admettre intérieurement que l’explication ne manquait sans doute pas de logique, mais qu’il aurait lui-même avancé un prétexte similaire pour dissuader quiconque de fourrer son nez dans ce qui ne le regardait pas. Au moins Black Jack nous envoie-t-il rebondir avec politesse. « Tenez-moi au courant pour cette réunion », dit-il à Iceni avant d’escorter Bradamont jusqu’à sa navette.
Le pilote qui les attendait déjà à l’intérieur, tout comme la garde qui se tenait au pied de la rampe d’accès, s’évertuèrent à ne pas dévisager Bradamont. Drakon lui fit signe d’entrer dans le compartiment réservé aux passagers puis l’y suivit et s’assit à côté d’elle.
Le capitaine de l’Alliance inspira brusquement après la fermeture de l’écoutille. Drakon baissa les yeux et constata qu’elle crispait fermement la main sur son repose-bras. La dernière fois qu’elle s’est retrouvée claquemurée avec quelqu’un comme moi, elle était réellement enfermée. Prisonnière. Et, maintenant qu’elle s’est mise entièrement à leur merci, la voilà entourée des mêmes gens. « Savez-vous ce que sont les serpents ? » lui demanda-t-il.
Elle hocha la tête. « Ceux de l’espèce reptilienne comme ceux de la variété humaine.
— Les serpents de la variété humaine ont été exterminés dans ce système stellaire. Nous traquons ses ultimes représentants encore terrés.
— Le colonel Rogero me l’a expliqué. » Elle opina derechef, sans pourtant réussir à se détendre. « Vous comprendrez, j’espère, qu’il y a une légère différence entre le savoir et l’accepter.
— Certainement. J’ai moi-même encore du mal à m’en convaincre. Mais il est de notre intérêt de bien vous traiter, capitaine Bradamont, et j’ai fermement l’intention d’y veiller. »
Elle le regarda droit dans les yeux. « Personne pour nous escorter dans cette navette ?
— Vous êtes une invitée. Pourquoi aurions-nous besoin de gardes ? » Drakon l’étudia tandis que la navette quittait la soute et entreprenait la descente vers la planète. « Le colonel Rogero travaille pour moi depuis des années. C’est un de mes meilleurs officiers. »
Elle croisa son regard. « Et ?
— Si jamais vous vous demandez pourquoi ce n’est pas lui qui vous a accueillie, sachez que je tenais à vous jauger moi-même. Vous avez failli le faire tuer, vous savez ?
— Je sais.
— Mais il y était pour moitié, poursuivit Drakon. Mon seul souci, c’est de vérifier que nous pouvons travailler avec un officier de l’Alliance. À ce que j’ai cru comprendre, vous avez fait au mieux à bord du Manticore.
— J’y étais surtout à titre d’observatrice, afin de me plier aux subtilités juridiques…
— Je reconnais certaines des décorations que vous portez, capitaine. Vous ne les avez pas gagnées en observant. » Il montra du doigt un ruban à trois bandes, rouge, vert et argent. « Celle-là, au moins. Ajatar, n’est-ce pas ?
— Oui, général. Comment le savez-vous ?
— Une des récapitulations du renseignement, s’expliqua Drakon. Je n’avais pas vraiment besoin de savoir à quoi correspondaient tous les insignes et médailles de l’Alliance, mais celle-là a accroché mon regard parce que j’étais moi aussi à Ajatar. Au sol. »
Le regard de Bradamont soutint de nouveau le sien. « Les forces terrestres ? Sur la deuxième planète ?
— Ouais. On s’est fait salement amocher. »
Elle secoua la tête. « Ceux de nos propres forces terrestres juraient par la suite qu’ils ne pouvaient croire que vous ayez pu tenir jusqu’à l’arrivée d’une flottille syndic assez puissante pour nous chasser du système. »
Drakon haussa les épaules et détourna les yeux, laissant les souvenirs affluer. « Ça n’a pas été de la tarte. Nous n’étions plus très nombreux. J’étais alors… ce qui correspond chez vous au grade de commandant, je crois. J’avais débarqué sur la planète avec un bataillon. Quand les renforts sont arrivés, je ne disposais plus que de la valeur d’un peloton.
— Ç’a été très moche aussi dans l’espace. J’étais encore enseigne à bord d’un croiseur lourd, le Bacinet. On a été taillés en pièces. Seuls une quarantaine d’entre nous ont pu gagner les modules de survie avant l’explosion du réacteur.
— Bon sang ! Curieux que vous vous soyez trouvée à bord d’un des vaisseaux qui nous balançaient des cailloux sur la tête. La galaxie est petite, hein ? » Drakon poussa un soupir puis haussa encore les épaules. « Je suis content que ce soit fini.
— C’est fini ?
— Nân. On se bat encore, pas vrai ? L’ennemi a juste changé de nom. Mais je me plais à le croire.
— Ça pourrait devenir une mauvaise habitude chez un officier supérieur », fit observer Bradamont.
Cette remarque brutale frisant l’insubordination aurait sans doute pu contrarier le général, mais il se surprit à sourire ironiquement. « Très mauvaise, admit-il, surtout pour la planification stratégique. Je crois que je commence à voir en vous ce qu’y voit le colonel Rogero, et à comprendre pourquoi Black Jack a jeté sur vous son dévolu pour cette affectation.
— Pourrai-je… C’est là une question purement personnelle, général. Serai-je autorisée à voir le colonel Rogero ?
— Autorisée ? Non. Vous y serez contrainte. Il sera votre officier traitant tout en conservant sa fonction première de commandant d’une de mes brigades. »