Bradamont déglutit, les yeux écarquillés. « Merci, général.
— Je le fais pour lui, déclara Drakon, que cette gratitude ostensible mettait mal à l’aise. Vous aurez des gardes attitrés, mais ils respecteront votre intimité. Souvenez-vous de ce qu’a dit la présidente Iceni : tout ce que vous direz en public ou sur une ligne de communication sera probablement écouté.
— Je croyais les serpents exterminés ?
— Presque. Nous avons la certitude qu’un de leurs agents opère encore en sous-marin, fondu dans la masse du public ou des troupes. Mais les serpents ne sont pas les seuls à poser des écoutes. Vous savez comme c’est. »
Le regard qu’elle lui adressa était perplexe. Manifestement, elle ne le savait pas. « Faites-vous allusion à des écoutes officielles ou officieuses, général ?
— Aux deux. Les luttes politiques intestines et les rivalités de carrière peuvent devenir franchement violentes. » Elle devait absolument le comprendre.
« Violentes ? répéta Bradamont. Manipulatrices, voulez-vous dire ?
— Non. Je veux dire chantage, espionnage et assassinat. »
Elle lui rendit son regard sans ciller. « J’attends que vous ajoutiez : “Non, je blague !”
— Ça n’existe pas dans l’Alliance ?
— Non. Pas souvent, du moins. C’est même très rare. » Elle fixa le pont, l’air soucieuse. « Certaines des confidences que m’a faites le colonel Rogero… Je croyais les avoir mal interprétées.
— Absolument pas. » Il lui adressa son regard le plus sombre. « Vous devez impérativement comprendre comment ça se passe ici. Comment ça s’est passé jusque-là, parce que j’ai toujours détesté cette saloperie et que je vais faire mon possible pour l’écraser. C’est une des raisons pour lesquelles les officiers portent toujours une arme de poing. Pas parce que nous nous attendons d’une seconde à l’autre à une invasion de l’Alliance. Et aussi pourquoi je suis souvent entouré de gardes du corps. Je vais faire de mon mieux pour vous garder en vie, et le colonel Rogero aussi, j’en suis certain. Mais, si vous voulez voir venir les ennuis, vous devez impérativement prendre conscience de la réalité.
— Je… Je ferai de mon mieux, général. » Elle releva les yeux sur le grand écran monté sur la cloison, à l’avant du compartiment des passagers. Il montrait pour l’instant une vue de la surface vers laquelle plongeait la navette. « C’est beau.
— J’ai vu des planètes plus hideuses, admit Drakon. Vous allez vous en sortir, capitaine ? »
Elle tourna le regard vers lui et ce fut le commandant d’un croiseur de combat de l’Alliance qui le dévisagea. Coriace. Intelligente. Pas seulement compétente… surdouée. « Je vais m’en sortir, général. »
Il s’était souvent demandé ce qui avait bien pu pousser Rogero à tomber amoureux d’une prisonnière de guerre. Maintenant qu’il l’avait rencontrée, ce coup de foudre n’avait plus rien de surprenant. « Nous allons atterrir près de mon QG. Le colonel Rogero se trouve sur le terrain. Il ne sait pas qui il attend, au fait.
— Il aura sans doute lu les infos…
— Non. Pour autant qu’il le sache, vous êtes partie avec la flotte de Black Jack. »
Elle sourit. « Vous êtes un monstre, général.
— La plupart de ceux qui le disent le pensent réellement, vous savez.
— J’en doute. Puis-je vous demander une faveur, général ? »
Le colonel Rogero s’efforçait de masquer son agacement. Ce n’était certes pas la première fois qu’on l’arrachait à son unité sur quelques ordres vagues du général Drakon, ni même qu’on l’escortait jusqu’à une salle de conférence sécurisée du QG principal pour l’y attendre et assister ensuite à un briefing relatif à des instructions trop sensibles pour être transmises par d’autres moyens.
Mais il était assis là depuis des heures, tout seul, et cette salle de conférence n’était pas seulement sécurisée, mais encore hermétiquement scellée. Il ne pouvait accéder à aucune ligne de communication, incapable de se tenir au courant des alertes, des derniers événements ni de rien de ce qui se passait hors de ces quatre murs. J’avais envie d’assister à l’arrivée des ex-prisonniers des Énigmas. Le bruit courait que le général lui-même se trouverait dans la principale installation orbitale. Pourquoi suis-je virtuellement prisonnier ici alors qu’il se passe tant de choses dehors ?
Et pas seulement le débarquement de ces ex-prisonniers, encore qu’il ait soulevé une vague de rumeurs et même une certaine instabilité parmi les citoyens. Il restait encore des serpents planqués dans la nature, et il ne pouvait certainement pas les traquer alors qu’il se retrouvait cloîtré dans une salle qui lui interdisait de passer des appels.
Mettrait-on ma loyauté en doute ? Le colonel Morgan s’est montrée très circonspecte à mon égard pendant un certain temps, mais le colonel Malin, lui, me connaît assez pour savoir que jamais je ne trahirai le général Drakon. Cela étant, si mes accointances avec les serpents devenaient de notoriété publique…
Il jeta un coup d’œil vers la porte, l’estomac noué. Placement en détention par mesure de précaution ? Est-ce de cela qu’il s’agit ? Pour interdire à mes propres soldats de m’assassiner en me prenant pour un serpent ? Le général Drakon leur révélerait sans doute la vérité, comme quoi je dupais le SSI pour le protéger. Mais l’écouterait-on ?
Il vit se déplacer le loquet de la porte puis celle-ci s’ouvrir à la volée, dévoilant Drakon en personne, l’air parfaitement détaché. « Je suis conscient qu’on vous a gardé au frais pendant un bon moment, Donal. J’avais un problème à régler.
— Mon général, s’il y a quelque chose… » Rogero s’était levé un peu plus hâtivement que d’ordinaire, mais Drakon lui coupa la parole d’une main péremptoire. « Tout va bien en ce qui vous concerne. Je ne vous ai amené ici que pour vous apprendre qu’une autre tâche subsidiaire vous échoit.
— Une autre tâche subsidiaire ? » Ce n’était pas une bonne nouvelle. Les missions extraordinaires tendaient à vous détourner un peu trop longtemps de votre principale affectation. Mais, comparé à ses appréhensions précédentes, ce n’était qu’un inconvénient mineur. « Laquelle ?
— Je vais vous montrer. Suivez-moi. »
Rogero obtempéra, mystifié. Drakon le pilota dans le complexe. « Comment va votre unité ?
— Bien, mon général. Le moral est bon.
— Excellent. Il faudra qu’on parle plus tard des impressions que vous font les soldats et leur attitude envers les citoyens. » Drakon fit halte devant la porte close d’une petite cafétéria destinée au personnel du QG. « Mais ça peut encore attendre quelques heures. Nous y sommes.
— Mon général ? »
Drakon le fixa. « L’objet de vos nouvelles responsabilités se trouve à l’intérieur. Vous seul pouvez vous en charger, colonel.
— Dans un… snack-bar ?
— Prenez tout votre temps. Quand vous en aurez terminé ici, présentez-vous au rapport au quartier numéro un des VIP. Entendu ?
— Des VIP ?
— Exactement comme je viens de vous le dire, colonel. » Drakon entrouvrit la porte, prit Rogero par le bras et le poussa dans l’entrebâillement.
Un tantinet éberlué et de nouveau légèrement inquiet, Rogero s’apprêtait à se retourner quand il entendit la porte se refermer derrière lui dans un cliquetis. Il opta donc pour inspecter l’intérieur du local, au moment où quelqu’un se levait d’une des tables.
Ce fut une des rares occasions où Donal Rogero, perdant brusquement l’usage de la parole, se retrouva incapable d’aligner deux pensées d’affilée et dut se borner à bader, la mâchoire tombante.