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« Je t’ai acheté à boire, déclara le capitaine Bradamont en lui tendant une bouteille. Je n’avais pas de devises locales, alors ton général m’en a prêté. »

Son uniforme de l’Alliance était propre et net, contrairement au treillis déchiré et roussi qu’elle portait à bord du transport de prisonniers comme dans le camp de travail. Un badge de commandement s’était ajouté aux décorations qu’elle arborait auparavant, en même temps que d’autres rubans rappelant diverses campagnes et batailles. Mais elle-même n’avait absolument pas changé. « Honore ? finit par lâcher Rogero, dont les rouages du cerveau recommençaient à s’activer. Est-ce bien réel ? »

Elle s’avança à sa rencontre en lui tendant derechef la bouteille. « C’est bel et bien réel. Je t’avais bien promis de te payer un coup un jour, non ? Ton général m’a dit que cette boisson était très populaire à Midway.

— Il se moquait de toi, affirma Rogero, qui sentait la tête lui tourner. Les soldats l’appellent la “mort subite” à cause de son goût. On s’en sert pour astiquer les cuivres.

— Oh, désolée. » Elle s’interrompit pour le regarder. « Tu avais promis de m’inviter à dîner.

— Oui. Effectivement. » Rogero secoua la tête. « Je… Je ne comprends pas.

— J’ai été détachée de la flotte de l’Alliance pour servir d’officier de liaison avec Midway.

— Ce… Ce n’est pas possible. Le général Drakon est au courant. Pour nous deux.

— Oui. L’amiral Geary aussi.

— Alors… pourquoi ?

— Parce qu’ils nous connaissent, expliqua Bradamont. Ils savent que nous n’avons jamais failli à l’honneur ni à notre devoir en dépit de tout ce qui aurait pu nous y pousser. Nous ne les avons jamais trahis, nous n’avons jamais trahi nos planètes respectives et nous ne nous sommes jamais non plus trahis l’un l’autre. Peut-être cela suffit-il à nous qualifier pour montrer à nos deux peuples comment travailler la main dans la main. Il y a sans doute d’autres raisons à la demande qu’on m’a faite de me porter volontaire pour cette affectation, mais nous pourrons en discuter une autre fois. »

Les neurones s’étaient rallumés en assez grand nombre dans le cerveau de Rogero pour lui permettre de réfléchir. « C’est le général Drakon qui a organisé tout cela ? Comment pouvait-il savoir que les dernières paroles que tu m’as adressées étaient pour me dire que tu me paierais un verre un jour ?

— Je le lui ai appris. » Elle lui sourit. « Il a l’air comme ça d’un maître exigeant, mais c’est quelqu’un de bien.

— C’est un très bon patron. Il est… Il est… Bon sang, Honore, puis-je te prendre dans mes bras ? T’embrasser ?

— Pourquoi ne le fais-tu pas au lieu de demander, Donal ? Mais ne froisse pas mon uniforme. »

Drakon attendit l’arrivée d’une escorte chargée de ramener Bradamont dans ses quartiers en toute sécurité puis ordonna aux hommes d’attendre que Rogero ait rouvert la porte. Alors même qu’il s’éloignait, il aperçut Morgan, au fond du couloir, le regard braqué sur la porte du snack-bar.

« Ce que j’ai entendu dire est-il exact ? » demanda-t-elle de but en blanc.

Au lieu de répondre, Drakon lui coula un regard sévère. « Est-ce bien là le ton sur lequel il faut s’adresser à moi ? »

Morgan dut visiblement prendre sur elle pour se maîtriser. « Pardonnez-moi, mon général. Est-il bien vrai qu’un officier de l’Alliance se trouve dans ce local et qu’elle n’a pas été appréhendée ?

— Nous ne sommes plus en guerre avec l’Alliance, colonel Morgan. En fait, elle se comporterait plutôt en alliée.

— Mon général…

— Oui. Il y a effectivement un capitaine de l’Alliance dans ce local. C’est sa représentante officielle auprès de la présidente Iceni et de moi-même, et elle est placée sous notre protection personnelle à tous les deux. Elle est ma filleule. Vu ? Rien ne doit lui arriver et on la traitera avec tout le respect dû à son rang.

— Votre… filleule ? » Morgan le fixait, les yeux écarquillés et brillants de rage. « Un capitaine de l’Alliance ! Ils ont massacré…

— Nous l’avons tous fait, colonel Morgan. La guerre est finie. Nous avons de nombreux ennemis communs. Nous repartons à zéro. Même si c’était faux, nous avons besoin du soutien de Black Jack que nous apporte cette femme. Peut-être est-elle même notre seul atout pour gagner le temps nécessaire à nous renforcer assez pour nous défendre de manière autonome. »

La vitesse à laquelle Morgan reprit le contrôle d’elle-même ne manquait pas d’être stupéfiante, voire quelque peu alarmante. Le feu qui brasillait une seconde plus tôt dans ses yeux s’éteignit, remplacé par un voile glacé qui ne révélait rien de ses pensées ni de ses sentiments. Son visage même parut se lisser pour revêtir un masque tout aussi impavide. « Certes, mon général. Je comprends. » Sa voix elle-même était désormais empreinte d’un parfait professionnalisme et de tout le respect qui s’imposait.

« Colonel Morgan… Roh… Nous devons désormais nous conduire autrement. Pendant longtemps, passé, présent et futur ont paru se confondre. Guerre hier, guerre aujourd’hui, guerre demain. La spirale est enfin brisée. Le futur va enfin différer du passé. Une amélioration s’annonce. »

L’émotion refit surface. Morgan hocha la tête en souriant, lui signifiant son assentiment le plus total. « Oui, mon général. L’avenir sera meilleur. Nous allons nous renforcer et construire un meilleur futur.

— Tu comprends ce que je te dis quand je t’affirme qu’en déclarant le capitaine Bradamont notre filleule, à la présidente Iceni et à moi-même, nous ne faisons qu’assurer sa sécurité ? »

Morgan sourit et opina derechef. « Ça ne signifie pas pour autant qu’elle est votre héritière.

— C’est exact. Suis-moi. J’aimerais qu’on discute de notre traque des serpents encore présents sur notre planète ou dans notre système stellaire.

— J’ai fait des recherches et levé quelques pistes », déclara Morgan en lui emboîtant le pas. Ils sortirent sur l’esplanade qui s’ouvrait devant le complexe du QG et les gardes se postèrent automatiquement autour de Drakon. Le général survola du regard la pelouse qui couvrait la majeure partie de la place, non sans se rappeler fugacement tous les efforts qu’avait faits le Syndicat pour préserver la perfection de son gazon, y compris le recours à la manipulation génétique la plus sophistiquée pour obtenir la nuance exacte de vert voulue et l’épaisseur de chaque brin d’herbe. Il avait lui-même, à un moment donné, consulté les spécifications exigées pour ce gazon, en s’étonnant qu’on pût investir tant de travail dans un but si insignifiant, surtout si l’on tenait compte de la tendance de la bureaucratie syndic à négliger les questions relatives à la sécurité des soldats, à qui il était d’ailleurs interdit de marcher sur les pelouses sauf pour remplir des fonctions officielles.

Derrière eux, la façade du QG n’évoquait en rien la forteresse qu’elle était pourtant, car ses armes et ses défenses étaient dissimulées par de fausses fenêtres, des frontons factices et d’autres éléments de décoration. Lors d’une de ses plus étranges décisions, la bureaucratie syndic avait ordonné qu’aucune barrière, palissade ou autre moyen de défense ne fût installé sur les trois autres côtés de l’esplanade, au motif que le QG des forces terrestres devait paraître ouvert et accessible à tous les citoyens. Peut-être, d’ailleurs, n’avait-elle pas été si étrange, puisqu’à l’intérieur de leur immeuble du SSI les serpents étaient mieux protégés par leurs murs défensifs que les soldats des forces terrestres.