« Nous devrions remédier à tout cela, fit remarquer Drakon à Morgan. Maintenant que ça nous est permis. Placer quelques moyens de défense discrets le long du périmètre extérieur de la place d’armes. De toute façon, aucun citoyen n’est autorisé à y pénétrer. » Il scruta les trois côtés de l’esplanade, au long desquels des bâtiments bas à usages multiples et à l’architecture hétéroclite se dressaient face à une route d’accès séparant formellement le QG du reste de la ville. On apercevait de nombreux citoyens qui vaquaient à leurs affaires et qui, par la force de l’habitude, évitaient de tourner le regard vers le QG. Les serpents auraient aussitôt appréhendé un quidam soupçonné d’« espionnage », même s’ils n’en avaient pour seule preuve qu’un coup d’œil furtif vers un bâtiment gouvernemental.
« Ça, c’est parler, convint Morgan en entreprenant aussitôt de dépeindre des défenses qui auraient tenu tête à une armée entière.
— Peut-être un peu moins ambitieuses, fit sèchement observer Drakon, tout en se félicitant de lui avoir ôté l’officier de l’Alliance de l’esprit. Avez-vous finalement déniché des indices sur… »
Drakon ne sut jamais ce qui avait mis la puce à l’oreille d’une de ses gardes du corps. Cette femme avait déjà commencé à hurler un avertissement, en même temps qu’elle dégainait son arme et la relevait pour viser, quand les alarmes des systèmes automatisés qui surveillaient le secteur s’étaient déclenchées, suivies une seconde plus tard par des tirs en provenance de trois côtés.
Chapitre neuf
La tête baissée, plongée dans ses pensées, Iceni refit brusquement surface, rappelée à la réalité par un signal d’alarme qui faisait vibrer les murs de son bureau.
L’officier d’état-major qui la regardait depuis une fenêtre virtuelle apparue tout soudain s’exprimait précipitamment : « On nous signale des tirs à proximité du QG du général Drakon, madame la présidente. Les systèmes automatisés de collecte de données montrent qu’une fusillade est en cours.
— Une fusillade ? s’écria Iceni. Pas simplement quelques tirs isolés ?
— On a déjà enregistré plusieurs dizaines de coups de feu, madame la présidente. J’ai dépêché des équipes d’intervention tactique du plus proche commissariat et prévenu les hôpitaux voisins d’envoyer des secours.
— Très bien. » Elle inspirait profondément pour apaiser son cœur qui battait la chamade.
« Des centaines de messages, d’alertes et de bulletins, tant sur les chaînes d’info que dans les autres médias, sont filtrés par le logiciel de censure.
— Qu’il continue jusqu’à ce qu’on sache ce qui se passe », ordonna Iceni.
L’officier se tourna de côté, tandis que son expression passait de l’inquiétude à l’horreur. « Des douzaines de rapports non confirmés affirmant que le général Drakon est mort continuent d’affluer et d’être bloqués, madame la présidente. »
Mort ? Non. Impossible. Pas lui. Elle inspira de nouveau lentement. « Continuez aussi de les retenir. Je veux être mise au courant aussi vite que les nouvelles nous arrivent.
— Mais, si le général Drakon est…
— Il n’est pas mort ! »
L’officier écarquilla les yeux puis hocha la tête. « Je comprends, madame la présidente. Je transmettrai un flux continu de données à votre bureau.
— Faites », répondit Iceni d’une voix qu’elle maîtrisait de nouveau. L’image de l’officier s’effaçant, elle porta la main à son unité de com puis hésita. S’il est vivant et qu’on lui tire dessus, il n’a pas besoin de distractions.
Où diable est donc passé Togo ?
La garde du corps mourut avant d’avoir tiré un coup de feu, tout comme deux autres de ses collègues, mais son avertissement avait accordé à Drakon la seconde nécessaire pour plonger à couvert et esquiver les tirs suivants qui lui étaient destinés. Cela dit, cette esplanade n’offrait guère d’abris, sur ordre exprès de la bureaucratie syndic.
Drakon rampa derrière le cadavre d’un de ses gardes, son arme à la main, et s’efforça de repérer d’où venaient les tirs. Tant les projectiles solides que les décharges d’énergie crevaient le gazon si méticuleusement entretenu qui l’entourait. En dépit des circonstances, il ne pouvait s’empêcher de se rappeler certains des patrons qu’il avait dû endurer et qui se seraient sans doute offusqués davantage des dommages infligés à la pelouse que du décès de leurs gardes du corps.
À deux mètres de lui, le visage crispé de fureur, Morgan était allongée près du cadavre d’un deuxième garde, l’arme au poing, tandis qu’elle soutenait son poignet de l’autre main pour viser et tirer régulièrement, avec une mortelle précision. D’autres tirs défensifs se faisaient entendre : les gardes rescapés et les factionnaires postés à l’entrée du QG criblaient de balles et de faisceaux les bâtiments de plain-pied entourant l’esplanade d’où les ciblaient leurs agresseurs.
Drakon repéra la position d’un des assaillants, visa et tira trois coups soigneusement espacés. Quinze secondes environ se sont écoulées depuis qu’ils ont ouvert le feu, évalua-t-il avec une glaciale rigueur. La force de riposte qui se trouve dans le QG devrait sortir à peu près dans quarante-cinq.
Les agresseurs avaient cessé de viser les gardes et concentraient à présent leurs tirs sur Drakon. Il se demanda si ce délai de quarante-cinq secondes ne serait pas trop long. Être la cible de tant d’assaillants quand on est revêtu d’une cuirasse de combat est déjà suffisamment périlleux en soi ; or, pour l’heure, il ne disposait que des moyens de défense dissimulés dans son uniforme, qui lui dispenseraient sans doute une protection relative mais ne suffiraient nullement à arrêter le tir de barrage qu’il essuyait.
Morgan se tourna vers lui. Le regard sombre et les yeux écarquillés, elle jaugea en une fraction de seconde sa situation et le danger qu’il courait.
Elle bondit sur ses pieds, ce qui fit aussitôt de sa personne la cible la plus en vue de l’esplanade.
« Morgan ! hurla Drakon en mitraillant deux des positions d’où provenaient les tirs. Baisse-toi ! »
Elle ignora l’ordre. Non seulement elle chargea avec fougue, mais encore poussait-elle des cris de défi et tirait-elle coup sur coup pour attirer toute l’attention sur elle. Morgan pouvait se mouvoir comme un spectre quand elle le voulait. Là, elle faisait tout son possible pour servir de cible et détourner les tirs de Drakon. Elle zigzaguait sans doute pour compliquer la tâche des tireurs, mais elle n’en restait pas moins affreusement exposée. Même en cuirasse de combat, cette manœuvre eût été très risquée. Dans la mesure où elle n’en portait pas, c’était de la pure folie.
Incapable de l’arrêter, le général profita de la diversion pour se relever de nouveau sur un genou. Il ignorait les tirs qui continuaient de le viser, lacéraient la pelouse ou sifflaient à ses oreilles. Sa balle suivante abattit une silhouette. Il changea de cible et tira encore à plusieurs reprises.
Des soldats se déversaient à présent du QG par sa porte principale et ses entrées de service ; menaçants, cuirassés et maniant des armes de guerre, ils entreprirent aussitôt de chercher leurs cibles.
Le déluge de feu qui visait Drakon jusque-là faiblit si vite qu’il comprit que ses agresseurs avaient dû détaler.
Morgan avait miraculeusement atteint son objectif sans être touchée. Elle enjamba une balustrade, une main crispée sur la barre supérieure de manière à pivoter en l’air et retomber ensuite sur ceux qui s’abritaient derrière le muret surmonté de cette rambarde. Drakon la vit vider son arme puis lever sa main libre pour l’abattre ensuite rageusement.