— Puis-je vous parler franchement, madame la présidente ? »
Iceni se rejeta en arrière avec un sourire crispé. « Faites, je vous prie. »
Bradamont désigna d’un coup de menton la tablette de données d’Iceni. « Votre flottille tout entière ne suffirait pas à défendre Midway si les Mondes syndiqués s’avisaient d’envoyer de nouveau une flotte comparable à celle du CECH Boyens. Seul votre cuirassé pourrait vous placer dans une position défensive acceptable, mais à condition qu’il soit entièrement équipé, avec un armement opérationnel et un équipage complet. Vous pouvez sans doute l’équiper et l’armer, mais où trouverez-vous un équipage entraîné ? »
Drakon, qui, depuis l’attentat de la veille, semblait à juste titre préoccupé, coula un regard en direction d’Iceni. Il n’eut même pas besoin d’ouvrir la bouche. C’est à vous d’en décider, pas à moi, disait clairement ce regard.
« Capitaine Bradamont, vous savez comme moi à quelles menaces devrait faire face toute force de Midway si elle se rendait dans l’espace de l’Alliance et en revenait, répondit la présidente. Pourtant, nous ne pouvons pas prendre le risque de distraire de notre flotte déjà réduite d’autres vaisseaux que ceux avancés par la kommodore Marphissa. Nous devons maintenir une présence constante à Midway au cas où d’autres que les Mondes syndiqués tenteraient d’investir le système. De quoi disposerions-nous qui rétablirait peu ou prou l’équilibre en faveur de la flottille que nous lancerions dans une telle expédition ? »
Bradamont réfléchit, le front plissé. « La kommodore Marphissa s’est d’ores et déjà révélée une redoutable tacticienne, madame la présidente.
— Commanderait-elle une flotte aussi bien que Black Jack ?
— Non, mais…
— Quelle expérience a-t-elle des méthodes de combat de l’amiral Geary ? De ses tactiques ? De sa capacité à l’emporter même dans les conditions les plus défavorables ? »
Bradamont secoua la tête. « Aucune, madame la présidente. Nous en avons un peu débattu, mais nous n’avons guère eu de temps à consacrer à l’entraînement.
— Mais vous, vous possédez bien cette expérience et cet entraînement, non ? »
Bradamont parut finalement indécise. Du coin de l’œil, Iceni se rendit compte que Drakon s’efforçait de réprimer un sourire. Tous deux en avaient déjà parlé, et c’était la suggestion de Drakon qui l’avait incitée à pencher dans ce sens. « Vos ordres sont de nous porter assistance de la façon qui vous paraîtra la plus appropriée, poursuivit-elle donc. Considérez-vous, capitaine Bradamont, qu’épauler cette mission de récupération de nos prisonniers et leur retour de Varandal relève de ce mandat ?
— Vos vaisseaux n’opéreront jamais sous mon commandement, madame la présidente. Leurs équipages ne m’accepteront pas. J’en ai eu la preuve à bord du Manticore.
— Ai-je parlé de commandement ? Épauler, ai-je dit. Je n’approuverai ce projet que si vous consentez à accompagner mes vaisseaux, capitaine Bradamont, non pas en tant que commandant en chef, mais en qualité de conseillère tactique et politique. La seule participation d’un capitaine de la flotte de l’Alliance à cette mission serait d’une valeur inestimable. Votre présence à Atalia et Varandal jouerait un rôle décisif, s’agissant de l’autorisation donnée à nos cargos d’accéder à l’espace de l’Alliance et de la récupération des survivants de notre flottille de réserve. »
Bradamont réfléchit un instant sans mot dire puis opina. « Entièrement d’accord avec ce raisonnement, madame la présidente. En outre, il me semble que cette forme d’assistance entre précisément dans les instructions que m’a données l’amiral Geary. J’accompagnerai donc cette mission.
— Parfait », lâcha Iceni, un tantinet dépitée par la facilité avec laquelle elle avait manœuvré l’officier de l’Alliance. Cela dit, Bradamont n’était pas une politique mais une militaire, sans doute beaucoup moins retorse que Black Jack. « Tenez-vous prête à partir dans l’immédiat.
— Dans l’immédiat ? » Le regard de Bradamont se reporta d’Iceni sur Drakon. « Les cargos ne seront pas prêts.
— Les cargos attendent déjà, répondit le général. Nous en avions fait aménager six pour le transport de troupes à l’époque où nous aidions Taroa dans sa révolte contre les Syndics. Nous sommes rentrés de cette opération juste avant l’arrivée de la flottille syndic à Midway, suivie de peu par l’armada Énigma et par la flotte de Black Jack ensuite, de sorte que nous les avons maintenus en orbite au cas où nous en aurions besoin pour évacuer la population de la planète.
— Je n’ai sans doute guère apprécié de voir certains de mes atouts faire des trous inutiles dans l’espace et mon budget, précisa la présidente. Mais ils deviendront incessamment bien commodes. Il est essentiel d’accélérer le mouvement. Mes techniciens sont d’avis que le blocage de l’hypernet syndic dont Black Jack a été victime a effectivement interdit l’accès aux portails concernés. Ce qui veut dire que les Syndics ne peuvent pas non plus les emprunter sur le moment. Le Syndicat ne peut donc recourir à ce dispositif qu’en des circonstances très particulières et sur une période de temps limitée, en raison de son impact négatif sur l’économie et la stratégie militaire. Mais, si d’aventure ils apprennent que nous projetons cette opération, ils risquent de bloquer notre accès à l’hypernet pour nous empêcher de récupérer ces milliers de travailleurs chevronnés des forces mobiles. »
Drakon reprit la parole : « Nous vous ferons escorter par des soldats pour assurer la sécurité à bord des cargos quand vous aurez récupéré le personnel de la flottille de réserve. Nous ignorons s’il se trouve des serpents parmi ces prisonniers et combien d’entre eux seront favorables à la perspective de rester loyaux au gouvernement syndic plutôt qu’à celle de se rallier à nous. Il devrait s’agir d’une minorité, peut-être même infime, mais nous ne pouvons pas permettre à quelques-uns de se retrouver en position de prendre le contrôle d’un ou de plusieurs cargos. Les forces terrestres seront commandées par un officier d’un grade assez élevé pour gérer tous les problèmes qui pourraient se présenter. »
Drakon s’interrompit en voyant les yeux de Bradamont braqués sur lui. « Il s’agira du colonel Rogero », spécifia-t-il.
Bradamont eut un sourire penaud et secoua la tête. « Je n’ai pas suffisamment l’expérience des négociations avec les Syndics.
— Nous ne sommes plus des Syndics, capitaine, raison précisément pour laquelle je vous annonce aussi que vous vous trouverez à bord d’un croiseur lourd avec la kommodore Marphissa tandis que le colonel Rogero sera sur un des cargos. Vous serez transférée ensuite sur le bâtiment du colonel.
— Si proche et pourtant si loin ? interrogea Bradamont. Vous n’avez nullement besoin d’envoyer le colonel Rogero, général. J’ai déjà consenti à partir.
— Rogero ira, affirma Drakon. D’une part parce que c’est l’officier le mieux à même de remplir cette mission et, d’autre part, parce que vous pourrez travailler la main dans la main pour la mener à bien. »
Iceni hocha la tête. « Le général Drakon en a jugé ainsi et je suis d’accord avec lui. Que vous ayez donné la preuve de votre capacité à travailler avec la kommodore Marphissa pèse aussi beaucoup dans ma décision. Avez-vous des questions ? Non ? Si vous avez l’impression qu’il vous manque un quelconque élément pour remplir cette mission, n’hésitez pas à nous en faire part personnellement, à moi ou au général Drakon. Bon, j’ai à présent une question à vous poser qui n’y a nullement trait. Quand Black Jack a fait irruption à Midway pour la première fois, il s’est présenté comme amiral de la flotte. On a porté à mon attention… (elle coula vers Drakon un regard en biais) qu’il se présente constamment comme un amiral et qu’il a porté l’insigne d’amiral de l’Alliance lors de ses deux séjours à Midway. Savez-vous quelles circonstances entourent cette allusion de sa part à une “dégradation” ?