Drakon lui coula un regard en biais, en s’étonnant un instant de cette dernière question. Si Iceni ne se trompait pas au sujet de ce cargo, le groupe Xavandi ne différait guère de nombreux autres consortiums syndics. Et les deux dirigeants qu’abritait la navette n’étaient guère différents, eux non plus, des pires vautours des compagnies syndics qu’avait croisés Drakon lui-même à l’époque. « Si vous tenez à anéantir cette navette, vous n’avez pas besoin de ma permission.
— Nous avons passé un marché il y a quelques heures », répondit la présidente d’une voix allègre et toute professionnelle, alors qu’elle discutait de la destruction d’une navette et de ses occupants. Elle avait à nouveau activé son champ d’intimité pour interdire à quiconque, hormis Drakon, d’entendre ses paroles. « Plus d’assassinats à moins d’être tombés d’accord tous les deux. On pourrait effectivement regarder cela comme un assassinat, puisqu’on ne laissera à ce gouverneur et à cette dirigeante aucune chance de se rendre ni de bénéficier d’un procès. »
Les procès, dans le système syndic, n’étaient que de simples formalités destinées à conférer un semblant de légitimité à des décisions préétablies, mais il arrivait parfois qu’on proposât un marché au prévenu. Pas cette fois. « Le colonel Malin m’a déjà informé des activités du gouverneur régional Beadal, déclara Drakon. Certains de ses agissements ont posé des problèmes d’approvisionnement à l’une de mes unités. » Il ne savait rien de la cadre exécutive qui partageait la navette du gouverneur et ne reconnaîtrait sans doute pas publiquement cette ignorance, mais le choix qu’avait fait Fellis en matière de compagnon la désignait clairement comme la cible future d’un peloton d’exécution, même si elle n’avait pas tenté de fuir. « Nous ne raterons pas cette navette.
— Contente que nous soyons d’accord là-dessus, laissa tomber Iceni en coupant le champ d’intimité. Dois-je ordonner à l’un de mes vaisseaux en orbite de s’en charger ?
— Non. Les forces terrestres peuvent aisément s’en occuper. Colonel Malin, ordonnez aux défenses orbitales d’abattre cette navette.
— À vos ordres, mon général. » Malin entra trois instructions. Ciblez. Confirmez. Feu.
Quelque part à la surface de la planète, une batterie sol-air de faisceaux de particules se verrouilla sur la navette. Les armes basées à terre pouvaient être très puissantes en raison des quantités d’énergie auxquelles elles avaient accès, mais leur portée restait limitée par les contraintes spatiales. Les distances dans le vide pouvaient être si monstrueuses que les faisceaux de particules s’éparpillaient à mesure que l’énergie se dissipait, de sorte que les boucliers de vaisseaux distants de plus de quelques minutes-lumière les absorbaient sans trop de difficultés. Mais, si l’un d’eux cherchait à atterrir ou à déclencher un bombardement orbital sur une cible précise, il lui faudrait se colleter avec de très méchantes défenses. Dans la mesure où Midway devait affronter la menace Énigma depuis près d’un siècle, ses défenses orbitales étaient considérablement supérieures à celles d’une planète ordinaire.
La navette qui s’échinait encore à s’arracher à la gravité pour atteindre l’orbite n’avait pas de blindage, ses boucliers étaient très faibles et elle se trouvait encore dans l’atmosphère quand la batterie de faisceaux de particules fit feu. De multiples lances de l’enfer la réduisirent en une pluie de débris qui retombèrent vers les vastes océans de la planète. Ceux qui se trouvaient à son bord ne surent même pas ce qui les avait tués.
Mais tout le monde à la surface avait dû assister à son décollage et était désormais informé de son triste sort.
« Ce devrait être la dernière tentative pour fuir ses responsabilités, déclara Iceni d’une voix qui porta dans tout le centre de commandement. Je veux que chaque vaisseau de ce système stellaire sache que toute modification de son orbite ou de sa trajectoire non approuvée par ce centre ou la kommodore Marphissa sera la dernière manœuvre qu’il entreprendra.
— Oui, madame la présidente », répondit le chef de l’équipe de techniciens des transmissions du centre de commandement, avant de se retourner pour diffuser l’avertissement.
Iceni s’adressa ensuite à Togo à voix basse. « Veille à ce qu’on poursuive l’enquête sur le gouverneur Beadal. Il n’est plus, mais j’aimerais connaître les complices de ses petites magouilles. »
Drakon suivit des yeux Togo qui repartait. Il se demanda si la maîtresse du gouverneur et le petit ami de la dirigeante avaient été conscients des risques qu’ils couraient. Très certainement, puisque le parcours jusqu’à cette navette avait dû être un sacré gymkhana. Nul, après avoir vécu et travaillé sous la férule syndic, n’aurait pu ignorer les dangers impliqués par le refus de se plier à une directive exhortant les cadres à rester à leur poste. Le pot-de-vin touché par le pilote et l’équipage de la navette était certainement considérable pour qu’ils aient accepté de prendre le risque de décoller ; mais nul ne l’encaisserait.
« Maintenant qu’on a réglé ce problème, occupons-nous de questions plus importantes, déclara Iceni. Transmissions, ouvrez-moi un faisceau étroit sur la trajectoire de la flotte Énigma. Je ne tiens pas à ce que le CECH Boyens capte aussi notre communication et apprenne ce que nous avons à dire aux extraterrestres.
— Madame la CECH… commença un des techniciens, emporté par l’habitude, avant de se reprendre précipitamment. Madame la présidente, ce faisceau devra être dirigé sur la position qu’ils occuperont dans plusieurs heures. Mais, s’ils modifient entre-temps leur trajectoire de manière significative, ils ne se trouveront plus sur le chemin du faisceau. Nous pourrions nous servir d’un faisceau plus large, ce qui laisserait aux Énigmas de meilleures chances de le capter, tout en le maintenant assez serré pour qu’il n’en ait aucune d’être intercepté par la flottille proche du portail de l’hypernet. »
Iceni décocha un regard sévère à l’impétrant, tandis que Drakon attendait de voir comment elle allait le prendre. Pour de nombreux CECH, l’obéissance était la seule chose qui comptait. Toute suggestion ou proposition d’amélioration prenait aussitôt la tournure d’une critique. À ce que Drakon avait pu voir des rapports de la présidente Iceni avec la kommodore Marphissa, que Gwen avait elle-même promue à ce grade, Iceni consentait à tolérer une assez grande indépendance d’esprit de la part de ses subordonnés. Mais était-ce parce que Marphissa sortait des rangs des cadres supérieurs ou bien parce qu’elle était la petite préférée d’Iceni ?
« Votre suggestion, dit Iceni tandis que, par tout le centre de commandement, les techniciens attendaient, tendus, m’a l’air l’excellente. J’apprécie un tel appui quand il est correctement présenté. Servez-vous d’un faisceau plus large. »
Quelques instants plus tard, la transmission pouvant débuter, Iceni activa la commande et entreprit de s’adresser aux envahisseurs extraterrestres en faisant preuve d’une cinglante précision. « À ceux qui ont pénétré dans ce système stellaire sans l’autorisation ni l’approbation des humains qui en contrôlent l’espace, ici la présidente Iceni. Partez ! Cette étoile ne vous appartient pas. Quittez-la sans délai. Sinon nous devrons prendre toutes les mesures nécessaires pour vous détruire. Le portail de l’hypernet est là. Nous pouvons faire en sorte qu’il anéantisse toutes choses ici. Vous ne pourrez pas l’empêcher. Partez immédiatement ! Si nous ne pouvons vous vaincre par nos propres moyens, nous vous détruirons en même temps que nous. Partez immédiatement ! Au nom du peuple, Iceni, terminé.
— Je sais qu’ils s’adressent à nous dans notre langue, mais que comprennent-ils exactement d’une telle déclaration ? demanda Drakon.