Drakon s’accorda quelques instants avant de répondre ; il fixait résolument le mur. Il finit par tourner la tête vers Iceni. « La première impression qu’elle m’a faite, c’était qu’elle correspondait très exactement aux apparences : rien à cacher. Depuis, j’ai parlé d’elle avec le colonel Rogero et il l’affirme digne de confiance. L’estime qu’il lui porte compte beaucoup pour moi. »
Iceni éclata d’un rire rauque qu’elle eut grand-peine à contenir. « Un homme amoureux faisant confiance à la dame de ses pensées ? Combien de tragédies reposent-elles sur cette trame ?
— Ce n’est pas… inexact. »
Iceni lui adressa un autre regard inquisiteur. « Ce que je viens de vous dire ne vous plaît pas ?
— Ça se voit à ce point ? » Drakon haussa les épaules. « Vous connaissez le colonel Gaiene, non ? Vous savez ce qu’il est devenu, je veux dire ?
— Un soiffard qui a toujours l’air de chercher une nouvelle femme pour partager sa couche. Mais j’ai vu les rapports sur Taroa. Il s’y est montré hautement efficace. Voulez-vous dire qu’il se serait fié à la mauvaise bonne femme ?
— Au combat, il peut parfois oublier pendant quelques instants. Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas de confiance trahie. Plutôt le contraire. » Drakon fit la grimace, manifestement peu enclin à se remémorer les souvenirs qu’évoquait cette conversation. « Voici grosso modo toute l’affaire. Lara était major dans une autre unité. Conner Gaiene et elle n’avaient jamais regardé ailleurs. L’unité de Conner s’est trouvée prise dans une embuscade et a été taillée en pièces. J’étais moi-même débordé, occupé à repousser une contre-attaque massive. D’une manière ou d’une autre, Lara a réussi à rallier à elle l’ensemble de ses soldats puis à effectuer une percée jusqu’à Gaiene. Elle l’a sauvé, avec la moitié de son unité, mais elle ne l’a jamais su puisqu’elle est morte durant le dernier assaut, qui a finalement eu raison des forces de l’Alliance qui l’acculaient.
— Oh ! » Iceni détourna les yeux et resta muette quelques secondes. « Ça explique tout.
— Oui. Conner Gaiene a vécu un moment avec la femme de ses rêves. Je me souviens presque quotidiennement de ce qu’il est devenu après l’avoir perdue.
— Et vous ne tenez pas à ce qu’il arrive la même chose au colonel Rogero ?
— Non. Si cette Bradamont est mauvaise, ce que je ne crois pas, elle lui fera du tort. Et, si c’est une fille aussi bien qu’elle en a l’air, elle pourrait lui faire encore plus de mal.
— Tous les hommes ne s’effondrent pas parce qu’ils ont perdu une maîtresse », fit remarquer Iceni. Esquives-tu toute relation parce que tu la redoutes, Artur Drakon ? Les serpents ni le Syndicat n’ont réussi à te briser, mais tu t’inquiètes qu’une femme en soit capable ? « Vous avez sûrement perdu quelqu’un, vous aussi.
— Il ne s’agit pas de moi, fit remarquer Drakon, un peu trop vite et de façon un tantinet trop appuyée.
— Et s’il s’agissait pourtant de vous ? »
Drakon baissa les yeux puis la fixa. « Ce n’est pas le cas.
— Eh bien, écoutez-moi, Artur Drakon, reprit Iceni avec vivacité. Si j’en crois ce que vous venez de m’apprendre, cette Lara était une femme exceptionnelle qui s’est sacrifiée pour sauver l’homme qu’elle aimait. Et cet homme l’a remerciée de son sacrifice en gaspillant la vie même qu’elle avait cherché à sauver. Si je devais jamais donner la mienne pour sauver l’homme que j’aime, il aurait tout intérêt à vivre le reste de ses jours d’une manière qui justifie mon sacrifice ! Est-ce bien clair ? »
Drakon soutint fermement son regard. « Parfaitement clair. Pourquoi dois-je en être informé ?
— Je n’en sais rien. Mais vous le savez maintenant. Veillez à ne jamais l’oublier.
— Promis. »
Après le départ de Drakon, Iceni resta un moment assise à fixer l’écran sans vraiment le voir. Pourquoi cet attentat contre sa vie me perturbe-t-il davantage que la bombe qui me visait ?
C’est parce que j’aime bien ce grand benêt. Il est meilleur qu’il ne le croit. Il est…
Je l’aime beaucoup trop. Tu ne peux pas faire ça, Gwen. Mélanger les sentiments et la politique, c’est le désastre garanti. C’est un homme et tu ne lui inspires visiblement rien, de sorte qu’il pourrait parfaitement se servir de ce que tu éprouves pour obtenir ce qu’il veut, ou même, s’il n’est pas à ce point cruel, rire de toi. Dans les deux cas, ce serait tout de même mieux que de lui inspirer de la pitié parce qu’il ne peut pas te rendre ton amour. Personne ne me prendra en pitié.
Jamais.
La « flottille de récupération », au nom plein d’espoir, était partie la veille. Drakon l’avait regardée emporter non seulement le colonel Rogero et six pelotons de sa brigade, mais aussi une fraction conséquente des vaisseaux susceptibles de défendre Midway, même si l’ensemble de ceux dont disposait le système n’aurait su le protéger efficacement. Mais ce savoir-là était purement cérébral et n’empêchait nullement l’estomac de se serrer à la vue de leur départ, ni d’aspirer désespérément à leur hurler de rebrousser chemin.
Et, inéluctablement, parce que l’univers paraît prendre plaisir à se rire des espoirs et des projets des mortels, un cargo apportant des nouvelles urgentes avait émergé au point de saut permettant d’accéder au système stellaire de Mauï une heure après le départ de la flottille de récupération.
Raison pour laquelle il se retrouvait de nouveau en compagnie de Gwen Iceni, laquelle semblait devenue anormalement irritable depuis leur dernier tête-à-tête. Cela dit, cette fois, c’était le colonel Malin qui les briefait, tandis que Togo, l’assistant d’Iceni, observait en affichant, en dépit de son impassibilité, une expression assez proche de la désapprobation.
« Les nouvelles de Mauï ont trait au CECH suprême du système d’Ulindi, annonçait Malin.
— Un CECH suprême ? » Drakon consulta l’écran des étoiles. Ulindi faisait partie des étoiles auxquelles on pouvait accéder depuis Mauï. « Que signifie ?
— Il me semble que ça se passe d’explications », fit vivement remarquer Iceni.
Habitué à traiter avec des supérieurs qui ne s’accordent pas toujours au mieux, Malin poursuivit comme s’il n’avait rien entendu : « À ce que nous avons pu en apprendre, en dépit de tout le mal qu’on se donne à Ulindi pour interdire de découvrir ce qui s’y passe, ça signifie que le CECH Haris a réussi à liquider les autres dirigeants du système et à museler toute opposition. »
Drakon fixa l’écran en plissant les yeux, sans trop croire à ce qu’il lisait. « Haris est le CECH des serpents d’Ulindi. Comment a-t-il réussi à obtenir du gouvernement syndic qu’il avalise ce titre de CECH suprême ?
— Haris ne dépend plus du gouvernement syndic.
— Un CECH du SSI qui se serait rebellé ?
— Oui, mon général. »
Drakon se tourna vers Iceni. « Connaissez-vous Haris ? »
Elle secoua la tête. « Non. Je n’ai jamais frayé avec des serpents. Eux-mêmes peuvent se montrer ambitieux, ajouta-t-elle plus calmement. Ce Haris a peut-être vu l’occasion de s’attribuer davantage de pouvoir, à mesure que des systèmes de plus en plus nombreux rejetaient un joug syndic de plus en plus faiblissant.