Drakon se radossa à son siège en arquant les sourcils. « Était-ce là un nous de majesté ?
— Si vous préférez le voir ainsi. » Elle lui fit les gros yeux. « Si vous périssiez là-bas, qui se substituerait à vous en tant que commandant des forces terrestres ? Et de codirigeant ? Je ne suis pas stupide, général. Je sais que tous ceux qui vous sont fidèles ne me suivraient pas. Quelqu’un d’autre doit commander cette opération.
— Ça fait chaud au cœur de savoir que vous ne tenez pas à ce qu’il m’arrive malheur, mais de là à me donner des ordres…
— Je ne peux pas vous faire entendre raison ni non plus vous contraindre à m’obéir, mais je sais que ce ne sera pas nécessaire. » Elle le désigna d’un coup de menton. « Vous êtes assez intelligent pour comprendre que j’ai raison. »
Drakon détourna les yeux en fronçant les sourcils. Brillant. Elle fait l’éloge de mon intelligence quand je tombe d’accord avec elle, de sorte que si je me rebiffe je passe pour un crétin.
Le colonel Malin s’éclaircit la voix. « Mon général, le colonel Gaiene a mené au moins une opération d’abordage.
— Vraiment ? » Drakon y réfléchit, reconnaissant à Malin de lui avoir offert cette porte de sortie. « Il serait dans son élément. Ses qualités y feraient merveille.
— Le colonel Gaiene ? s’enquit Iceni, glaciale. Ses qualités ? Cette opération exigerait-elle l’absorption d’énormes quantités d’alcool et la subornation de la première femme qui passerait à la portée du commandant ? »
Drakon la dévisagea en secouant la tête. « Conner Gaiene sait se fixer des limites. Il correspond aussi très exactement à ce qu’exige cette opération.
— J’ai du mal à le croire.
— Vous savez ce qui a fait de lui ce qu’il est. Et comment il s’est comporté à Taroa. » Drakon posa le poing entre eux sur la table. « Je ne l’écarterai pas. »
Iceni le fixa longuement. « Parce qu’il ne survivrait pas longtemps privé des responsabilités qui le rattachent encore plus ou moins à l’homme qu’il était naguère ? » finit-elle par demander.
Drakon hésita un instant puis esquissa un geste délibérément vague. « Parce qu’il en est capable, qu’il est le plus apte à mener cette mission à bien.
— Si le colonel Rogero était là, je vous contredirais peut-être. Qu’en est-il du colonel Kaï ?
— Kaï n’a aucune expérience en matière d’opérations spatiales », répondit Malin.
Iceni contempla le pont quelques secondes puis hocha la tête. « Très bien. Gaiene, donc. » Elle se pencha, les yeux braqués sur Drakon, et reprit à voix basse : « Vous avez trop d’accidentés de la vie dans vos rangs, général.
— C’est souvent l’effet de la guerre sur les gens, répondit-il de la même voix sourde.
— Sur vous aussi ?
— Hélas oui ! »
Elle se rassit sans le quitter du regard. « À moi d’en décider, donc.
— Pourquoi ?
— Il s’agit des forces mobiles. Si nous nous y résolvons, l’opération impliquera sans doute beaucoup de vos gens, mais, en dernière analyse, elle restera une intervention des forces mobiles. Nécessairement sous ma responsabilité. »
Drakon eut un sourire torve. « Ce n’est certainement pas en vous élevant dans la hiérarchie des CECH syndics que vous l’aurez appris.
— À assumer la responsabilité des décisions que je prends ? Non. Je n’ai effectivement pas appris cela du Syndicat. » Elle poussa un soupir. « Marchons comme ça. »
Drakon se tourna à nouveau vers Malin. « Contacte le colonel Gaiene. Annonce-lui qu’une bonne partie de sa brigade doit se préparer à décoller pas plus tard qu’hier. Cuirasse de combat intégrale, vivres et fournitures pour deux semaines. De combien de transports de troupes disposons-nous ?
— Nous avons beaucoup de navettes, répondit Malin.
— A-t-on demandé au cargo de rester en orbite ? demanda Iceni à Togo.
— Oui, madame la présidente. » Pas moyen de dire ce que Togo pensait du plan qu’on venait d’arrêter. « Il était censé partir pour Kahiki dans une heure, mais on lui a ordonné de repousser son départ. Le patron du cargo a déposé une plainte.
— Oh, le pauvre chou ! Une plainte. » Iceni éclata de dire. « Annonce à ce patron que son cargo vient d’être réquisitionné et qu’il peut l’accepter de bonne grâce, avec une chance de récompense à la clef, ou bien… »
Togo faillit sourire. « Ce patron comprendra certainement les conséquences que pourrait lui valoir un refus d’une offre présidentielle.
— Mon général, reprit Malin en relevant les yeux de sa tablette de données, si nous finissons de charger le cargo en moins de huit heures, il devrait pouvoir atteindre la géante gazeuse avec un jour d’avance.
— Alors voyons combien nous pouvons y entasser de fantassins en huit heures, ordonna Drakon. Et débarque de son bord tout le matériel et le personnel dont nous n’aurons pas l’usage. »
Une fois Malin parti transmettre les ordres, Drakon brandit une main comminatoire pour retenir Iceni. « Pouvons-nous parler en privé ? »
Elle regarda Togo puis montra la porte. Togo hésita mais finit par opiner et sortir. « Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda-t-elle.
— J’aimerais savoir ce qui se passe depuis quelques jours. Quelqu’un vous aurait-il dit que j’ai fixé moi-même cette bombe sous votre bureau ? »
Iceni eut un sourire dénué de toute gaîté. « Naturellement, répondit-elle. Toutefois, je ne dispose d’aucune preuve permettant d’étayer cette accusation.
— Vous avez l’air d’y ajouter foi, déclara Drakon d’une voix plus rogue qu’il ne l’aurait souhaité.
— Je… Pourquoi dites-vous ça ?
— À cause de votre comportement envers moi, répondit-il brutalement. Écoutez, que vous ne m’aimiez pas, je peux encore comprendre. Si ça doit se passer comme ça, tant pis. Mais je croyais que nous pouvions au moins travailler ensemble. »
Iceni soutint son regard, perplexe. « Vous croyez que je ne vous aime pas ?
— Je ne suis pas débile.
— Nous pourrions être furieusement en désaccord sur ce point, général.
— Quoi ? »
Iceni soupira puis leva les yeux au ciel comme pour quêter l’aide des divinités auxquelles on leur avait appris à ne pas croire, avant de reporter le regard sur son vis-à-vis. « Je ne vous hais pas.
— Quoi ? répéta Drakon. Vous ne me haïssez pas ?
— C’est ce que je viens de dire.
— Pourriez-vous m’expliquer ce que cela signifie ?
— Que nous pouvons travailler ensemble, affirma Iceni, l’air exaspérée. Vous ne pouvez tout de même pas être aussi bête, Artur ! »
Essaierait-elle de me mettre en colère ? Un déclic se produisit dans la tête de Drakon. « Minute ! Si vous ne me haïssez pas…
— Ô mes ancêtres, sauvez-moi ! » s’écria Iceni en levant de nouveau les yeux au ciel. Elle fusilla Drakon du regard. « Je dois être encore plus bête que vous ! »
La fureur de Drakon s’exacerbait en réaction à celle d’Iceni. « De quoi diable voulez-vous parler ?
— Peut-être en prendrez-vous conscience quand nous serons morts tous les deux ! Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, nous avons un cuirassé à sauver ! »
Elle sortit en trombe, l’abandonnant à sa stupeur.
« Ç’aurait dû me revenir, se plaignit Morgan.
— Gaiene s’en sortira parfaitement, déclara Drakon.
— Lui et ce morveux sur le cuirassé ? »
Drakon la dévisagea, le flanc gauche de son menton plaqué à son poing fermé. « Tu n’aimes pas Kontos ? J’avais cru comprendre que tu entretenais avec lui de longues conversations. »