Le sous-CECH qui lui avait enseigné de tels subterfuges pour éliminer ses rivaux était un homme charmant qui s’était autoproclamé son mentor et avait cherché à la mettre dans son lit plutôt par la ruse que par la force. Sans doute serait-il parvenu à ses fins si sa propre femme ne les avait pas fait exploser, lui et sa couche, à cause d’une autre femme. Au final, il avait inculqué à Gwen plus de leçons qu’il ne l’avait prévu.
« Le fait demeure, madame la présidente, insista Togo. La piste des explosifs remonte jusqu’aux services du colonel Rogero, un fidèle du général Drakon.
— Et tu ne trouves pas ça suspect ? demanda Iceni d’une voix glaciale. Aucun de ces deux hommes n’est stupide. » Encore que tu ne pourrais certainement pas le déduire de la conduite évaporée de Drakon dans certaines affaires personnelles. « Se procurer des explosifs à une source permettant de remonter directement jusqu’à eux ? Le plus bas du front des hommes de main serait assez avisé pour éviter de laisser pointer dans sa propre direction un tel doigt accusateur.
— Peut-être était-ce précisément le but de la manœuvre, suggéra Togo au terme d’un bref silence. Ils savaient que vous y verriez un amateurisme indécrottable, de sorte qu’en se débrouillant pour que ces preuves les désignent ils vous convaincraient de leur innocence. »
Iceni éclata d’un rire sarcastique. « On ne trouve ces machinations-là que dans les mauvais romans policiers. Drakon est un commandant chevronné. Il sait qu’il est insensé de baser ses plans sur la présomption que l’adversaire réagira exactement comme on l’espère et que, plus vos espérances sont alambiquées, moins il y a de chances pour qu’il prenne les décisions qu’on attend de lui. Que peux-tu me dire encore du déclencheur de cette bombe ?
— Comme je vous l’ai dit, madame la présidente, il était syntonisé sur vos caractéristiques biométriques et dirigé sur votre fauteuil de bureau. »
Elle se redressa en fixant Togo d’un œil dur. « Alors comment as-tu pu la détecter depuis la porte ? »
Il n’hésita pas une seconde : « Une fuite du guide d’ondes. Pas plus grosse qu’une pointe d’épingle, mais permettant à un signal d’irradier vers l’arrière et latéralement.
— Je vois. Quelle chance ! Y a-t-il d’autres indices accusant le général Drakon de cet attentat ou laissant entendre que l’officier de l’Alliance en était également la cible ?
— Non, madame la présidente. La plupart des partisans de La Parole au Peuple ont donné la preuve qu’ils n’étaient pas avertis des actions entreprises par les plus radicaux de leurs complices. D’autres ont disparu, bien que les restes attribués à quelques-uns semblent indiquer qu’ils ont été victimes de leur ceinture d’explosifs. Trois des cadavres étaient dus à l’injection de nanos.
— Les mêmes qui ont tué celui qu’avait capturé le colonel Morgan ? »
Togo s’était manifestement tendu à l’énoncé de ce dernier nom, mais sa voix resta égale : « Oui, madame la présidente.
— Je m’attends à de meilleurs résultats dans les deux cas, et le plus tôt possible. Il faut absolument éliminer ces menaces internes. Nous avons déjà assez de menaces extérieures sur les bras. » Son regard se reporta sur l’écran : les navettes atteignaient l’orbite ou retombaient vers la surface.
« Madame la présidente, reprit Togo, puis-je suggérer que l’attentat visant le général Drakon avait été mis en scène ? Qu’il ne doit sa survie qu’à l’ordre donné à ses agresseurs de l’épargner ?
— Entends-tu par là qu’il l’aurait organisé lui-même ? Qu’on voulait réellement tuer l’officier de l’Alliance et elle seulement ?
— Ce n’est pas exclu. Le capitaine Bradamont avait déjà travaillé avec la kommodore Marphissa et pouvait donc être regardée comme appartenant à votre bord. En outre, vos liens étroits avec Black Jack sont de notoriété publique.
— Qu’est-ce que ça… Et si cet attentat n’avait visé que le colonel Morgan ? » Nous n’allons pas débattre de ma vie personnelle. Quant au reste, c’est toi qui as ouvert cette boîte de Pandore. Dis-moi où tu crois que ça nous mène.
Togo marqua une pause de quelques secondes. « Si tel avait été le cas, madame la présidente, alors il est bien dommage qu’il ait échoué, pour ne parler strictement que de votre sécurité personnelle. »
Iceni faillit sourire, mais elle se reprit à temps. « Si tu trouves autre chose, fais-le-moi savoir aussitôt. »
Togo parti, elle se remit à observer les navettes. Moins de six jours pour organiser tout ça ! Le cargo devrait normalement quitter l’orbite dans l’heure.
Elle reporta les yeux sur le portail de l’hypernet proche des marges du système. Marphissa et sa flottille devaient encore être en route pour Indras. Elles n’en reviendraient que lorsque le problème de la flottille de Haris aurait été résolu, n’apprendraient qu’à leur retour si le cuirassé Midway était encore là pour accueillir ces milliers de matelots tant attendus de l’ancienne flottille de réserve. Pourvu toutefois que la flottille de récupération atteigne Varandal sans encombre, parvienne à convaincre les autorités de l’Alliance de lui remettre les prisonniers et regagne ensuite Midway en un seul morceau.
Tandis qu’ici même, quelqu’un (ou quelques-uns) avait tenté de les assassiner séparément, le général Drakon et elle, ou, au moins, de faire accroire qu’on s’était efforcé de les éliminer tous les deux, voire qu’ils cherchaient à se liquider l’un l’autre.
« Madame la présidente ? » L’appel provenait de son canal de com habituel. « Les équipes des médias sont arrivées pour recueillir votre déclaration concernant les élections aux fonctions politiques subalternes. On risque de vous poser des questions. »
Iceni soupira et transmit sa réponse. « Parfait. Faites-les entrer et dites-leur bien que je ne répondrai qu’à celles que je jugerai acceptables. »
Si scabreuses qu’elles fussent, ces questions le seraient sûrement moins que celles qui la hantaient.
« Je n’aime pas ça », se plaignit le kapitan Stein. Son visage n’était pas moins contrit que sa voix. Son croiseur lourd (un des deux qui orbitaient autour de la géante gazeuse pour protéger le cuirassé Midway et l’installation orbitale à laquelle il était amarré) ne se trouvait qu’à deux secondes-lumière du chantier spatial où se tenait Gaiene, de sorte que la conversation ne souffrait d’aucun retard.
Le colonel Conner Gaiene haussa les épaules comme pour s’excuser, en même temps qu’il montrait les paumes, geste traditionnel signifiant depuis toujours « qu’est-ce qu’on y peut ? » « Vous faites seulement mine de fuir.
— Si nous n’en avions pas reçu l’ordre de la présidente en personne, le Griffon et le Basilic resteraient près de l’installation pour combattre ! »
Avait-il jamais été aussi exalté que cette kapitan Stein ? Gaiene avait le plus grand mal à se le rappeler. À l’instar de nombreux officiers des forces mobiles, elle était très jeune pour son grade. Les plus anciens des gradés avaient souvent connu un sort douloureux lors de la rébellion de Midway contre le Syndicat. « Ne partez pas trop loin. Nous aurons peut-être besoin de vous pour chasser les quatre avisos qui escortent le croiseur de combat.
— Nous ne ferons pas que les chasser, promit Stein. Ne vous laissez pas circonvenir par Kontos, ajouta-t-elle.
— Bon, je sais bien que le kapitan-levtenant a été promu rapidement, kapitan, mais n’est-ce pas notre cas à tous ? »