Stein sourit. « Pas vous, des forces terrestres. Vous auriez dû supprimer davantage de vos supérieurs.
— J’en faisais partie, lui rappela Gaiene. Et ma place dans la chaîne de commandement me convient parfaitement. Si jamais vous descendez à la surface, faites-moi signe et on en discutera devant un verre. »
Stein afficha un instant une expression interloquée, façon serait-il en train de me draguer ? puis elle décida visiblement que Gaiene ne parlait pas sérieusement. « À notre position actuelle, en orbite autour de la géante gazeuse, le saut jusqu’à nous depuis Mauï est de deux heures-lumière et demie. Nous attendrons au moins trois heures après avoir vu arriver la flottille ennemie, qui, à ce moment-là, devrait avoir adopté un vecteur indiquant clairement qu’elle se dirige dans cette direction, puis nous feindrons de détaler et de vous abandonner à votre triste sort.
— Ne cherchez surtout pas à vous en prendre à ce monstre en mon nom, l’avisa Gaiene. Je ne tiens pas à prononcer un discours dans le style Hélas, pauvre Griffon ! »
Stein s’esclaffa, soit parce qu’elle avait compris la plaisanterie, soit parce qu’elle était polie. Il avait remarqué qu’au fil des ans les jeunes femmes s’étaient mises à le traiter poliment, ce qui est très mauvais signe pour un homme aux arrière-pensées libidineuses. Au moins, se dit Gaiene alors que Stein mettait fin à la communication, n’en sont-elles pas encore à rire de moi. Il est encore temps, avant d’en arriver là, de mourir honorablement au combat ou de périr d’une mort déshonorante des mains d’un mari enragé. Dans quel délai cesserai-je enfin de m’inquiéter de la fin qui m’est réservée ?
« Ils sont là. » Le lieutenant-colonel Safir, qui avait été promue commandant en second de la brigade quand le lieutenant-colonel Lyr s’était vu attribuer le commandement du chantier spatial de Taroa, appuya sur une touche pour activer un écran proche.
Le colonel Gaiene inclina légèrement la tête de côté comme pour étudier soigneusement l’image. « Rien que quelques taches de lumière.
— Je peux zoomer dessus. » Les minuscules points lumineux grossirent et s’épanouirent en ces silhouettes fuselées de squales que les forces terrestres avaient appris à craindre et à haïr. Un requin plus volumineux ouvrait la route à quatre formes plus petites, qui suivaient dans son sillage comme autant de rémoras.
« Notre cible, lâcha Gaiene. Pourquoi me suis-je porté volontaire pour cette mission ?
— Jamais de la vie, fit remarquer Safir. Aucun de nous n’est volontaire. On nous l’a ordonné, voilà tout.
— Vous êtes sûre ? »
Safir sourit. Son badinage ne la troublait pas : elle savait reconnaître quand Gaiene était sérieux et quand il cherchait à réprimer ses émotions, et elle lui avait bien fait comprendre qu’elle n’était nullement intéressée par une relation plus intime avec lui si d’aventure il osait enfreindre les ordres de Drakon lui intimant de se tenir à l’écart de ses subordonnées. Tout bien pesé, Safir faisait un second très estimable.
« Quand ce cargo est-il parti ? demanda-t-il.
— Ça fait six heures. » Elle pointa la partition de l’écran montrant l’espace environnant. « Il se contente de caboter comme s’il n’était qu’un transport de fret rentrant chez lui. On a embarqué en douce le dernier soldat et la dernière pièce de matériel il y a cinq heures.
— Bien joué ! » Gaiene se fendit d’une extravagante révérence. « Nos nouveaux amis d’Ulindi n’y verront que du feu.
— Rien qu’un cuirassé pas encore opérationnel, pratiquement désert et mûr pour la cueillette, tempéra Safir en reluquant Gaiene d’un œil sceptique. Quelles sont nos chances, selon vous ?
— Si l’ennemi est en confiance ? Pas mauvaises du tout. Et nous lui avons donné toutes les raisons de se montrer confiant, d’autant que, même si nous avions été prévenus un ou deux jours à l’avance, cette confiance aurait encore été justifiée et le cuirassé serait perdu. » Gaiene fit la moue, pensif. « Il n’empêche qu’il nous faudra agir prudemment et veiller à dispatcher convenablement nos gens, de manière à fournir à nos invités un accueil correct à leur arrivée. À quelle vélocité progressent-ils ?
— 0,1 c. Les forces mobiles trouvent ça normal.
— C’est leur terrain de jeu, après tout. » Gaiene reporta le regard sur les silhouettes fuselées et les données concernant leurs vecteurs qui s’affichaient dessous. « S’ils n’altèrent pas leur vélocité, il nous restera plus d’un jour standard pour nous y préparer. » Safir sourit derechef.
« Ça fait bizarre de regarder l’ennemi fondre ainsi sur vous pendant vingt-quatre heures. Comme s’il était pris dans la gélatine et ne se mouvait que très lentement.
— Alors qu’en réalité il est dans le vide et progresse très rapidement. » Gaiene se tourna vers Safir. « Vous n’avez jamais participé à une manœuvre d’abordage, n’est-ce pas ?
— Une seule. J’étais encore cadre subalterne. Ça fait un bail.
— Ç’a duré beaucoup trop longtemps pour nous tous », déclara Gaiene en feignant la tristesse. Le sous-entendu à peine voilé arracha un sourire à Safir. « Mais nous parlions d’opérations militaires, pas de problèmes personnels. Dans le vide, nous autres des forces terrestres ne sommes pas dans notre élément. L’espace est trop grand, tout s’y passe trop vite et de manière par trop singulière par rapport aux opérations au sol, que ce soit sur une planète, un astéroïde ou une installation orbitale. Nous allons donc réduire au minimum le temps que nous y passerons durant l’engagement. Nous combattrons d’abord ici, sur ce vaisseau, puis là-bas sur l’autre. Simple comme bonjour.
— Sauf que tout ce qui est simple est très difficile{Allusion à une citation connue de Clausewitz.}. »
Gaiene hocha la tête d’un air approbateur. « Vous avez lu vos classiques. Très bien. Comptez-vous commander cette brigade ? »
Safir sourit de nouveau, mais lentement. « Commandant en second me va très bien.
— C’était aussi mon cas. » L’ex-commandant de la brigade était mort au cours de la même opération que… Gaiene sentit de nouveau les ténèbres s’abattre sur son esprit et s’efforça de changer de sujet de conversation. « Revenons au moment où tout le monde devra prendre position à bord de cette vaste unité mobile. Je veux que toute la brigade soit prête une heure avant que l’ennemi ne frappe à la porte.
— À vos ordres, mon colonel. » Safir afficha sur son écran un plan en coupe du cuirassé et ils se mirent au travail.
L’équipage d’un cuirassé se compose d’ordinaire d’un millier de personnes. Voilà peu, il ne s’en trouvait encore que deux cents à bord du Midway, dont une majorité d’équipementiers et de techniciens de la construction. Sans doute auraient-ils pu opposer une certaine résistance à l’équipe d’abordage que risquait de leur dépêcher un croiseur de combat, mais sans aucune chance de succès.
Cela étant, un vaisseau de guerre capable d’abriter un équipage de mille personnes pouvait parfaitement héberger deux mille soldats, et cela sans qu’ils eussent besoin de trop se tasser.
« Les derniers équipementiers ont quitté le Midway pour se mettre à l’abri dans la station orbitale, annonça au colonel Gaiene un kapitan-levtenant Kontos à l’apparence décidément juvénile. Si le croiseur de combat se livre bien à la manœuvre que j’attends, en freinant brutalement à haute vélocité, il devrait se retrouver à nos côtés dans un peu moins d’une heure. »