Comme ses soldats, Gaiene était en cuirasse de combat et attendait en position à l’intérieur du cuirassé. Il soupesa le jeune kapitan-levtenant Kontos d’un œil approbateur, que ne venait teinter aucune trace de nostalgie ni de mélancolie. Lui aussi avait été naguère aussi jeune et exalté. Ça faisait une éternité, lui semblait-il, mais, de temps en temps, quelqu’un de la trempe de Kontos le lui remettait en mémoire. « Les équipementiers ont-ils joué la panique de façon convaincante ? demanda-t-il.
— Si je n’avais pas su que c’était une comédie, j’y aurais cru moi-même, répondit gaiement Kontos. Entre nous, j’en soupçonne quelques-uns de s’être réellement affolés.
— Vous ne vous trompez sans doute pas.
— Le Griffon et le Basilic ne sont qu’à deux minutes-lumière. Ils ont vraiment l’air de guetter le premier prétexte venu pour détaler à toutes jambes. Ces deux croiseurs ont reçu du CECH suprême Haris une proposition les exhortant à se rallier à ses troupes, assortie de promesses d’enrichissement, d’avancement et de bonheur dépassant tout ce dont on peut rêver. »
Gaiene sourit encore mais seulement du bout des lèvres. Quiconque aurait sondé son regard se serait rendu compte que rien ne venait l’égayer. « Ça paraît tentant.
— M’étonnerait que ça tente Griffon et Basilic, répondit Kontos le plus sérieusement du monde. Le personnel des forces mobiles encore à bord du Midway s’est désormais retranché dans ses citadelles. Nous les fermerons hermétiquement dès que le croiseur de combat approchera. » Kontos semblait en plein désarroi. « J’aimerais pouvoir épauler davantage votre action, mais, si nos quelques armes opérationnelles s’avisaient de faire feu, elles risqueraient de toucher vos soldats.
— Et le croiseur de combat riposterait, affirma Gaiene. Nous ne tenons pas à voir démolir votre joli vaisseau tout neuf. Notre présidente n’aimerait pas ça et je tiens à rester dans ses petits papiers.
— La présidente Iceni est un grand leader », répondit Kontos.
Il y croit sincèrement. Peut-être a-t-il raison. Ce qu’il ne voit pas, sans doute par manque d’expérience, c’est que même les grands leaders peuvent conduire un peuple au désastre. Heureusement, ce ne sera pas le cas de celle-ci. La présidente Iceni est une femme intelligente. Dommage qu’elle ne m’ait jamais fait d’avances. De mon côté, je ne m’y risquerais pas. Si elle ne me tuait pas, Drakon s’en chargerait. « Elle est effectivement impressionnante, renchérit-il à haute voix.
— Oui. » La voix de Kontos trahissait son respect.
Il vénère cette femme. Le pauvre garçon. J’espère que la collision avec la dure réalité ne laissera pas en lui un cratère trop profond.
« J’ai reçu une autre transmission du croiseur de combat », rapporta Kontos. Sa voix avait repris un rythme boulot-boulot.
« Pour vous offrir à votre tour richesse, promotion et… ?
— Non. Je n’ai reçu aucune proposition de cette sorte, sans doute parce que le commandant ennemi sait que je ne trahirai jamais notre présidente. »
Ou peut-être parce qu’il ne voit pas l’intérêt de t’offrir quoi que ce soit, puisqu’il voit en ce cuirassé un fruit mûr qu’il ne lui reste plus qu’à cueillir. « Que dit le message, alors ?
— Il exige que j’accuse réception de leur ultime exhortation à nous rendre.
— Refusez. Répondez que vous défendrez le cuirassé jusqu’à votre dernier souffle. »
L’image de Kontos plissa les yeux, perplexe. « Ils devraient s’attendre à une très forte résistance ?
— Il faut leur faire croire que vous résisterez aussi fort que vous le pourrez, expliqua patiemment Gaiene. Ce qui devrait rester relativement modéré, bien sûr, compte tenu du nombre restreint de gens qu’abrite selon eux ce cuirassé. Mais la perspective d’une résistance déterminée de la part de votre faible contingent devrait les inciter à composer une équipe d’abordage assez puissante pour submerger très vite votre équipage réduit. Et, quand cette équipe se pointera, mes hommes l’anéantiront et n’auront plus à affronter par la suite qu’un équipage amputé d’autant à bord du croiseur de combat.
— Oh, je vois ! Je dois donc feindre la détermination ? Le désespoir ?
— Absolument. » Gaiene réussit à adresser un sourire contraint au jeune kapitan-levtenant.
« J’y arriverai, dit Kontos d’une voix plus calme. Je sais l’effet que ça fait. J’ai vécu ça à Kane. Sur la passerelle de ce cuirassé, à attendre jour après jour que les serpents fassent une percée. »
Gaiene le regarda brusquement d’un autre œil. Ce garçon en a vu de toutes les couleurs. Oublier est chose facile. Il ne laisse pas souvent voir ses cicatrices, mais elles sont bel et bien là, n’est-ce pas, petit ? Elles s’effacent parfois avec le temps. Quand on a de la chance. « Vous avez fait un travail exceptionnel à Kane, kapitan-levtenant Kontos. Après avoir connu cela, cette petite opération devrait vous sembler un jeu d’enfant. Soit tout se passera très vite et nous pourrons fêter ça, soit nous échouerons lamentablement et nous mourrons tout aussi vite. »
Kontos répondit par un sourire assorti d’un hochement de tête, sans quitter Gaiene des yeux. « Il en est ainsi. Je vais tâcher de distraire le commandant du croiseur de combat et de retenir son attention. Si je puis faire quelque chose pour vous assister, n’hésitez pas à me le faire savoir.
— Contentez-vous de boucler hermétiquement vos citadelles. Cette fois, nous nous chargerons du reste. »
Kontos salua respectueusement mais sans servilité, puis une vue extérieure se substitua à son image.
« Un peu moins d’une heure, déclara Gaiene aux fantassins de sa brigade sur le canal de commandement. Soyez pleinement parés au combat dans une demi-heure. »
Au cours des quarante-cinq minutes qui suivirent, il regarda le croiseur de combat piquer lentement sur eux : d’abord un infime brasillement qui marquait la position de ses unités de propulsion cherchant à rattraper le cuirassé pour se positionner parallèlement à lui en immobilité relative, puis, sa taille grossissant spectaculairement en même temps qu’il réduisait sa vélocité, le bâtiment massif donnait l’illusion de se dilater à un rythme de plus en plus lent à mesure qu’il se rapprochait.
« Je n’ai jamais aimé ces manœuvres d’abordage », laissa tomber le lieutenant-colonel Safir depuis sa position personnelle à bord du cuirassé. Les quelque mille soldats qu’on avait embarqués se dispersaient dans les quatre vastes soutes du cuirassé espacées le long de sa coque. En dépit de la dimension de ces compartiments, disposer près de deux cent cinquante fantassins cuirassés dans chacun d’eux de manière à leur permettre d’engager presque tous en même temps le combat avec les assaillants avait exigé des soins bien particuliers. « Je n’ai participé qu’à une seule et je n’en garde pas de très bons souvenirs.
— Nous prendrons davantage de plaisir qu’eux à celle-là », affirma Gaiene. À ses yeux, l’univers avait longtemps été un abîme glauque, uniquement éclairé, de temps à autre, par ces moments forts que sont le combat, l’alcool et les femmes. Les souvenirs fournissaient sans doute davantage de clarté et de couleurs, mais avec eux venait la douleur, de sorte qu’il les refoulait de son mieux.
L’anneau qu’il portait à la main gauche était caché par le gantelet de sa cuirasse de combat, mais il restait toujours conscient de sa présence. Rien d’autre que lui ne subsistait.
Son esprit ressentit cette élévation qu’apporte toute bataille imminente et, l’espace d’un instant, Gaiene oublia le vide qu’il combattait jour après jour et les souvenirs qu’il cherchait sans trêve à réprimer.