La connexion avec les senseurs extérieurs du cuirassé montrait à présent le croiseur de combat dangereusement proche et énorme. « Cinq minutes. » La voix du kapitan-levtenant Kontos venait de retentir sur le système d’annonce générale du cuirassé. « Griffon et Basilic viennent de transmettre au croiseur de combat de Haris qu’ils acceptent sa proposition de reddition, et ils altèrent leur trajectoire pour le rejoindre. »
Chapitre onze
« Ils nous ont trahis ? demanda le lieutenant-colonel Safir au colonel Gaiene.
— J’en doute. » Gaiene ne se trompait pas en l’occurrence, pas plus que dans son évaluation du kapitan Stein. Il n’était pas toujours bon juge du caractère des femmes, ni, par le fait, de celui des hommes.
Cinq minutes et quatre secondes plus tard, le croiseur de combat se rangeait le long du cuirassé en position d’immobilité relative ; une cinquantaine de mètres séparaient les deux gros bâtiments. Des ouvertures de cinq mètres de haut sur dix de large béèrent brusquement dans le flanc du croiseur qui faisait face au Midway : une nuée de formes se déversèrent en même temps de ses quatre soutes, les voilant quasiment, pour fondre sur les écoutilles similaires mais encore hermétiquement fermées qu’on distinguait dans la coque du cuirassé.
Gaiene et une partie de sa brigade attendaient derrière une de ces écoutilles, tandis que d’autres sections patientaient dans les différents sas : près d’un millier de soldats en cuirasse de combat intégrale, leur arme parée à tirer. Sans doute aurait-il préféré en opposer davantage aux assaillants, mais un cargo n’en peut transporter qu’un certain nombre (les supports vitaux, en l’occurrence, avaient été pratiquement débordés lors du trajet vers la géante gazeuse) et, d’autre part, ces mille fantassins devraient suffire.
« Faites donner tous les éclaireurs », ordonna Gaiene.
Cramponnés à la coque du Midway et invisibles des assaillants en raison de leur cuirasse furtive, les éclaireurs avaient pris position dans le vide une demi-heure plus tôt. Sur l’ordre de Gaiene, ils se propulsèrent vers le croiseur de combat et ses écoutilles béantes à l’insu de l’équipe d’abordage d’Ulindi qui venait d’en jaillir.
Repérer les objets et les comptabiliser faisait partie des tâches auxquelles excellaient les senseurs automatisés. Ceux du cuirassé ne mirent que quelques secondes à donner le résultat : sept cent vingt. « Près de la moitié de l’équipage du croiseur, laissa tomber Safir.
— Parfait », déclara Gaiene.
Sans doute des hommes en cuirasse de combat ne pouvaient-ils ressentir le choc produit par l’arrivée massive de plus de sept cents agresseurs sur la coque du Midway, mais, là encore, ses senseurs en rendirent compte, en même temps qu’ils précisaient la position de chacun d’eux et la transmettaient aux systèmes de combat des défenseurs. Gaiene continuait d’observer en sentant croître son excitation ; il prenait déjà un plaisir anticipé à cette impression d’être vraiment en vie, dont il savait pourtant qu’elle serait éphémère.
Les assaillants fixèrent des dispositifs de contrainte aux commandes des écoutilles du cuirassé. D’autres attendaient non loin, munis s’il en était besoin de charges explosives directionnelles, mais Gaiene savait qu’elles ne seraient pas nécessaires. Kontos avait réglé les commandes des écoutilles pour qu’elles cèdent aisément. Il ne tenait pas à voir son nouveau cuirassé égratigné.
« Attendez encore », ordonna Gaiene, conscient de l’accélération de ses battements de cœur et de son souffle précipité. Il empoigna son fusil à pulsation et sentit vibrer sous ses mains métal, composites et menace létale. « Conformez-vous au plan d’assaut. À toutes les unités, voyant vert pour les armes. »
Il s’agenouilla pour adopter une position de tir plus stable et braqua son fusil sur l’écoutille qui s’ouvrirait à la volée juste devant lui. De part et d’autre, des centaines d’autres armes la visèrent à leur tour. Alourdies par un blindage plus épais que celles d’un croiseur de combat, les écoutilles du cuirassé se relevaient sans doute plus lentement, mais à une vitesse qui n’en restait pas moins gratifiante.
Les assaillants arrivaient en masse sur les quatre sas du cuirassé, se conformant à un assaut coordonné qui aurait dû sans doute submerger ses défenseurs s’ils avaient été le nombre escompté. L’équipe d’abordage ne se composait que de deux escouades des forces spéciales, en cuirasse de combat comme les soldats de Gaiene, lourdement armées et entraînées au corps à corps. Le reste appartenait à l’équipage du croiseur de combat comme c’est habituellement le cas, et ces hommes ne portaient qu’une combinaison de survie et des armes de poing. Tous s’attendaient à n’affronter qu’un nombre bien plus réduit de défenseurs légèrement armés et protégés. En pénétrant dans le cuirassé, les agresseurs se retrouvèrent bloqués à l’entrée des sas et, arrivant ainsi de toutes parts, se profilèrent sur le fond noir de l’espace en formant des cibles parfaites.
La mire de Gaiene zooma automatiquement sur sa première cible, une silhouette en combinaison de survie, aussi distincte que brillante dans son collimateur. Il oublia tout le reste – passé, présent et chagrin – l’espace d’un instant, ne ressentit plus qu’une joie mauvaise, celle de disposer d’un tir impeccable alors qu’on a entre les mains une arme puissante, qu’elles se crispent dessus, que l’index se replie sur la détente juste avant le choc du recul, et que la cible tressaille, combinaison et thorax déchiquetés.
Il en chercha machinalement une deuxième du regard, mais ses fantassins avaient ouvert le feu en même temps que leur colonel et il ne restait plus beaucoup d’agresseurs debout.
Sur les sept cent vingt assaillants de l’équipe d’abordage qui avaient tenté d’investir les quatre sas, plus de six cents avaient trouvé la mort dès la première salve.
« En avant ! » hurla Gaiene.
Alors même que les survivants de l’assaut cherchaient encore à reprendre leurs esprits, ses mille fantassins se ruèrent sur eux pour les piétiner et les anéantir puis se lancèrent sans hésiter dans l’espace, en direction du croiseur de combat.
Cinquante mètres ne font pas une bien grande distance, même à la surface d’une planète. À l’échelle de l’espace, ce n’est strictement rien, sauf quand ils vous séparent de votre cible, de la sécurité ou de la mort. Après avoir littéralement bondi d’un bâtiment vers l’autre, hommes et femmes ne les traversèrent qu’en quelques secondes, qui leur parurent pourtant durer une éternité. À bord du croiseur de combat et dans ses soutes, des sentinelles sur le qui-vive auraient sans doute pu les voir arriver, refermer à la hâte les écoutilles extérieures et laisser ainsi à leur vaisseau le temps d’accélérer avant que les assaillants ne les aient forcées.
Mais les quelques factionnaires postés près de ces écoutilles extérieures étaient déjà tous morts, égorgés par les éclaireurs de Gaiene dont ils n’avaient soupçonné que trop tard la présence.
Le colonel éprouva comme un vertige, mélange d’exaltation et de désorientation, en voyant défiler brièvement sous lui une bande d’espace noir constellé : l’infini de toute part. La coque du cuirassé formait derrière lui comme un mur blindé, et celle du croiseur de combat se dressait devant lui, immense, percée d’un sas dont l’écoutille grossissait à toute allure comme s’il tombait vers elle. Il eut à peine le temps de refréner sa panique instinctive en s’efforçant de réajuster son sens de l’orientation – elle est devant moi, pas sous moi – qu’il plongeait déjà au travers et se recevait sur le pont de la soute avec toute l’aisance d’un long entraînement, bien stable sur ses deux pieds et l’arme prête à tirer. Ses soldats, eux, n’avaient pas tous la même expérience des pratiques requises pour sauter d’un milieu où règne une gravité artificielle vers un autre en traversant un champ d’apesanteur. Quelques-uns atterrirent comme lui sur leurs pieds, un certain nombre freinèrent en dérapant, et d’autres encore culbutèrent puis se relevèrent au terme d’un bref roulé-boulé sur le pont. Les moins expérimentés se reçurent rudement, en ruant des quatre fers, déconcertés et déboussolés par ces brusques renversements successifs du haut et du bas.