Le sourire d’Iceni s’évanouit, remplacé par un masque grave. « Non. Je ne le serai peut-être jamais. Pourrez-vous vivre avec ?
— Je l’ai fait jusque-là.
— Et avec bien pire de ma part, général Drakon, même si, curieusement, vous semblez incapable de vous en rendre compte. Mais vous m’avez incitée à approuver une initiative qui a renforcé ma position. Soit vous entendez sincèrement travailler avec moi la main dans la main, soit vous êtes le plus grand benêt de toute l’histoire de l’humanité, ou bien encore plus subtil et retors que Black Jack. »
Drakon eut un sourire sardonique. « Je ne crois pas être un benêt. En règle générale, tout du moins. Et je sais que je ne suis pas Black Jack.
— Pas besoin d’être Black Jack pour avoir de l’importance à… aux yeux de Midway, se corrigea-t-elle promptement. Encore merci, Artur. »
Ce n’est que lorsqu’elle eut raccroché que Drakon se rendit compte qu’Iceni s’était fait du mouron. Était-ce pour cette raison qu’elle s’était montrée si contrariée lors de leur dernière entrevue ? Parce qu’elle savait que, si ce croiseur de combat était arraisonné, les soldats de Drakon auraient le contrôle du plus puissant vaisseau du système stellaire ? Elle n’était pas persuadée sur le moment qu’il tiendrait sa promesse, se conformerait à leur accord, à leur association, et qu’il remettrait le vaisseau au personnel de ses forces mobiles dès qu’il aurait été sécurisé.
Pourquoi la tentation de la doubler et de me retrouver en possession du plus puissant atout des forces mobiles et terrestres du système ne m’a-t-elle pas traversé l’esprit ? Je n’y ai même pas pensé. Nous avons passé un marché. Je ne romps pas un marché. Même quand on se montre aussi désagréable et froid que…
Elle ne me trahira pas. Si Iceni avait envisagé de me planter un poignard dans le dos, elle se serait montrée toute douce et aimable au cours des semaines récentes et surtout de la dernière, afin de m’inciter à agir selon ses vœux. Tactique traditionnelle de CECH. Bien sûr que je suis ton amie… pauvre poire. Puis, dès qu’elle aurait posé les mains sur le croiseur de combat, elle serait redevenue glaciale avec moi. Mais elle a fait tout le contraire.
Pourquoi l’idée de conserver ce vaisseau n’est-elle pas venue non plus à Malin ? Peut-être l’a-t-elle effleuré et s’est-il convaincu que je l’avais déjà envisagée et repoussée ? Mais ça n’explique pas pourquoi Morgan n’a pas piqué une crise à la perspective de le remettre à Iceni. Elle n’a soulevé aucune objection.
Parce que Morgan n’avait pas imaginé une seconde qu’il pût restituer le croiseur de combat à Iceni, se rendit-il compte. Elle a présumé que j’allais le conserver. Quand elle a découvert que je ne le…
Peut-être a-t-elle pris conscience que c’était pour notre bien à tous, que cette stratégie et cette coopération nous rendaient plus forts. Morgan finira bien par faire des progrès dans ce domaine, se fier de nouveau à d’autres et les accepter. J’ai passé les dix dernières années à tenter de lui faire comprendre que cynisme et manipulation ont leurs limites et qu’ils ne mènent jamais bien loin. En outre, ce sont les méthodes du Syndicat et elle le déteste encore plus que moi.
Mais elle montera sûrement sur ses grands chevaux quand je le lui réexpliquerai.
« Mon général ? » La voix sortait de son panneau de com. « Le colonel Morgan est là. Elle affirme qu’elle doit vous parler sans tarder. »
Et nous y voilà. « Faites-la entrer. »
Sur la passerelle du croiseur lourd Manticore, la kommodore Marphissa guettait l’arrivée imminente de sa flottille à Indras. Elle venait tout juste de s’entretenir avec le capitaine Bradamont, qui, depuis leur départ de Midway, avait passé pratiquement tout son temps dans sa cabine, où sa présence perturbait moins l’équipage. Quand la flotte de l’amiral Geary a traversé le système d’Indras pour se rendre à Midway, il y a plusieurs mois, Indras était encore fidèle aux Mondes syndiqués, n’avait cessé de répéter Bradamont. Il n’a pas cherché à s’opposer à notre transit, mais, cela étant, il n’avait pas non plus les moyens de nous affronter ni de nous en empêcher.
Où en était Indras à présent ? Le système avait-il acquis d’autres vaisseaux, de nouvelles défenses ? Était-il encore loyal au Syndicat ou bien ses dirigeants (ou son peuple) avaient-ils déclaré leur indépendance comme nombre d’autres au cours des derniers mois ? Elles ne tarderaient pas (toute la flottille de récupération et elle-même) à connaître la réponse à ces questions. Ce n’était plus qu’une affaire de minutes.
Une rangée de voyants verts indiquait sur son écran que le Manticore était pleinement paré au combat. Les autres vaisseaux devaient l’être également, dans la mesure de leurs capacités. Les cargos ne pouvaient qu’espérer que les vaisseaux de guerre sauraient les protéger.
« Une minute, annonça le technicien des opérations à l’attention du kapitan Diaz.
— Nous sommes prêts, kommodore, répercuta Diaz.
— Espérons-le », marmonna Marphissa. L’espace d’un instant, elle se demanda où se trouvait à présent le kapitan Toirac. Sur les instructions d’Iceni, Marphissa l’avait renvoyé sous bonne garde à la planète principale de Midway. Elle avait cherché à l’éviter entre-temps, mais son sens du devoir l’avait poussée à se présenter au sas quand son escorte avait fait quitter le vaisseau à Toirac : un regard de reproche et des yeux accusateurs dans un visage défait et éteint, telle était la dernière image qu’elle avait gardée de lui.
Elle secoua la tête pour se l’ôter de l’esprit au moment même où, comme d’habitude, la flottille émergeait de l’hypernet sans aucun effet sensible. À un moment donné, rien ne semblait entourer la flottille qu’une sorte de bulle immatérielle et, la seconde suivante, cette bulle avait disparu, les étoiles brillaient de nouveau et les vaisseaux s’éloignaient du portail d’Indras.
« Que disent les coms ? » demanda-t-elle à la technicienne.
La responsable des trans surveillait intensément ses écrans et tendait l’oreille. « Indras appartient toujours au Syndicat, kommodore. Toutes les communications que je capte le confirment. Certains messages utilisent l’encryptage des serpents. Nous ne pouvons pas les déchiffrer. Les codes du SSI que nous avons saisis à Midway ont dû être frappés de caducité. »
Ça réglait le problème dans la mesure où ces messages avaient sans doute été envoyés plusieurs heures avant l’irruption de la flottille : il ne pouvait donc s’agir d’une ruse destinée à leurrer les nouveaux venus. Marphissa rajusta sa combinaison. Autant elle exécrait les uniformes syndics, autant il lui avait paru nécessaire d’en endosser un pour cette prestation, encore que ce complet fût conçu pour quelqu’un d’un grade bien plus élevé que celui qu’elle avait elle-même atteint.
Elle adopta ce masque d’arrogante supériorité qu’elle avait vu si souvent aux CECH syndics puis enfonça quelques touches de son unité de com. « Aux autorités du système stellaire d’Indras, ici la CECH Manetas, commandant une flottille se rendant dans le système d’Atalia pour y remplir une mission de sécurité interne. Je ne requiers pas votre assistance cette fois », nasilla-t-elle avec toute la suffisance dont elle était capable. La présidente Iceni avait insisté sur cette nécessité : les CECH syndics ne quémandent jamais, ne font jamais preuve d’humilité ni de faiblesse.