« Au nom du peuple, Manetas, terminé. » Elle avait dû faire un très gros effort pour prononcer ce « au nom du peuple » à la manière syndic, en liant si vite ces quatre mots inarticulés qu’ils en devenaient méconnaissables et perdaient toute signification. Ils n’en avaient d’ailleurs aucune aux yeux des dirigeants du Syndicat.
Elle coupa la communication et inspira profondément. « On verra bien si ça marche. »
Diaz coula un regard amusé dans sa direction. « Vous ne vous étiez jamais attendue à porter un jour un complet de CECH, je parie.
— Ni désireuse non plus, rétorqua Marphissa. Je me sens sale dans ce machin. Mais l’imposture était nécessaire. Il nous faut absolument persuader les autorités d’Indras que nous sommes une authentique flottille syndic partie pilonner Atalia. Si nous y réussissons, et même s’ils découvraient le pot aux roses avant que nous ne passions de nouveau par ici en rentrant à Midway, elles n’auront pas le temps d’activer le blocage de l’hypernet, quel que soit son mode de fonctionnement.
— Elles pourraient le faire d’ici, avança Diaz.
— Mais elles ne le feront pas sans l’approbation de Prime, insista Marphissa. Croyez-vous vraiment que Prime laisserait à d’autres la capacité d’interdire le commerce et les mouvements militaires par l’hypernet ? Indras devra demander la permission et, le temps qu’elle l’obtienne, nous aurons regagné Midway.
— Je vous suis parfaitement. Mais qu’adviendrait-il s’ils nous perçaient à jour avant que nous n’ayons quitté Indras pour Atalia ?
— Alors nous poursuivrions notre chemin en espérant que le portail ne sera pas bloqué à notre retour, répondit Marphissa avant de pointer son écran du doigt. En guise de forces mobiles, Indras ne dispose que de deux croiseurs légers et de deux avisos orbitant à trente minutes-lumière de l’étoile. Sans doute assez pour terroriser les citoyens du cru mais pas pour nous arrêter, et pas non plus en position pour nous menacer. »
Diaz se lécha les lèvres sans quitter l’écran des yeux. « Ne devrions-nous pas les détruire ? Essayer d’attirer ces croiseurs légers et ces avisos pour les anéantir, en donnant ainsi aux locaux une chance de se rebeller contre le Syndicat ? »
Marphissa hésita un instant, fortement tentée d’en convenir. Elle dut même prendre sur elle pour s’interdire d’acquiescer. « Impossible. Nous avons une mission prioritaire à remplir. »
Diaz la dévisagea, l’air dépité. « Mais…
— Non, le coupa la kommodore. Écoutez, vous commandez maintenant un vaisseau de guerre. Vous devez avoir une vision d’ensemble. D’une part, s’il nous arrive malheur alors que nous cherchons à éliminer les forces mobiles d’Indras ou si nous faisons assez de vagues pour déclencher le blocage de l’hypernet, comment rentrerons-nous ? Et qui se chargera de récupérer les survivants de la flottille de réserve ? Nous sommes leur seule planche de salut, leur seul espoir de quitter jamais les camps de l’Alliance où ils sont détenus.
— C’est vrai, kommodore, pourtant…
— Et d’autre part, même si nous réussissons à détruire les quatre vaisseaux syndics d’Indras, que pourront bien faire les autochtones ? Il restera les forces terrestres. Les serpents. Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils planquent des armes de destruction massive sous les cités, en guise de dernier recours contre les rébellions en passe de triompher.
— Je l’ai entendu dire.
— C’est la vérité. La présidente Iceni a été pleinement instruite de ce qu’ont découvert les soldats du général Drakon quand ils se sont emparés du QG du SSI. Les serpents avaient implanté des engins nucléaires sous chaque cité de la planète et ils cherchaient à les activer quand le général et ses forces terrestres les en ont empêchés.
— Ça pourrait se produire ici, admit Diaz, le regard voilé. Si les citoyens d’Indras ne sont pas prêts, s’ils n’ont pas les forces terrestres de leur côté…
— Et si nous mettons en marche le processus, il pourrait bien se solder par la destruction de leurs villes, réduites en cendres par un brasier nucléaire, conclut Marphissa. La présidente Iceni et le général Drakon avaient planifié et coordonné leur soulèvement. C’est pour cela qu’il a triomphé. Nous ne pouvons pas déclencher ici une rébellion improvisée. »
Diaz lui jeta un regard empreint d’admiration. « Vous avez beaucoup appris en bien peu de temps. Il me semble qu’hier encore vous étiez un cadre subalterne.
— D’une certaine façon, c’était bel et bien hier. Et aujourd’hui me voilà en complet de CECH ! J’ai hâte d’ôter ce déguisement, mais je dois d’abord apprendre quel genre de réponse nous obtenons. Voulez-vous savoir de qui je tiens quelques-unes de ces infos ?
— Bien sûr.
— D’un officier de l’Alliance. » Marphissa ignora délibérément le tressaillement consterné de Diaz. « Le capitaine Bradamont a roulé sa bosse bien plus longtemps que vous et moi, et c’est également un officier supérieur d’une beaucoup plus grande ancienneté. Elle a dû réfléchir à tout cela et elle m’en fait part.
— Si elle vous dicte votre conduite…
— Non ! Elle m’apprend à réfléchir ! Elle me montre comment je dois raisonner. En tenant compte du tableau général. De ce qui pourrait se passer, contrairement à ce que j’aimerais voir arriver. Des conséquences de mes décisions. J’en étais déjà partiellement consciente, même si je ne raisonnais pas en ces termes, mais elle m’aide à mieux comprendre. Elle aimerait nous voir vaincre, kapitan Diaz. Pas parce que l’Alliance a des vues sur Midway, mais parce que… Bon, elle a des raisons personnelles de nous vouloir libres et forts. »
Diaz regarda autour de lui. Ses mâchoires s’activèrent un instant sans qu’il pût sortir un mot, puis il reporta le regard sur Marphissa. « Et parce que ça affaiblit le Syndicat ?
— Ça aussi, bien sûr. Écoutez, Chintan, elle déteste le Syndicat, nous détestons le Syndicat. Elle a été longtemps internée dans un camp de travail. Nous ne sommes pas obligées de nous aimer, mais nous pouvons nous entraider.
— C’est vrai. » Diaz lui adressa un sourire en coin. « Mais vous l’aimez bien, non ? »
Marphissa allait nier, mais elle ouvrit les bras en signe d’impuissance. « Nous nous entendons.
— Elle me parlerait ?
— Bien sûr. C’est pour cela que Black Jack nous l’a envoyée. »
Diaz hocha lentement la tête, l’air songeur, le regard de nouveau rivé à l’écran.
La réponse des autorités d’Indras mit exactement une heure et une minute de plus à leur parvenir que ne l’exigeait son délai de transmission normal à travers le vaste abîme interplanétaire qui les séparait. Ce retard signifiait manifestement qu’on leur battait froid, impression qui fut confirmée à Marphissa dès que le CECH Yamada, homme d’un certain âge qui avait ostensiblement vécu une bonne partie de son existence de manière trop opulente, prit la parole. « Je n’ai jamais entendu parler de vous, CECH Manetas.
— Il sait que vous êtes une usurpatrice ! s’écria Diaz.
— Non, dit Marphissa. La présidente Iceni m’avait prévenue que je devais m’attendre à une réaction pareille. C’est un dénigrement typique des CECH. Il me fait comprendre que, puisqu’il ne sait pas qui je suis, je ne peux pas être quelqu’un de bien important. Ça veut dire qu’ils ont marché dans la combine. »
Yamada avait poursuivi comme si leur conversation était dépourvue de tout intérêt. « Je n’ai nullement besoin de votre assistance. Vous pouvez vaquer à vos affaires. J’aimerais qu’à votre retour vous laissiez ici vos deux croiseurs lourds, car j’en aurai l’usage. Bon voyage jusqu’à Kalixa. Au nom du peuple, Yamada, terminé. »
Marphissa et Diaz éclatèrent de rire. « Il a effectivement mordu à l’hameçon, affirma Diaz.