— Il risque d’être très déçu à notre retour. Expliquons-leur, à lui et à tous les CECH du système, où ils peuvent se fourrer leurs espérances. » Marphissa se leva. « Je vais retirer cet immonde accoutrement et passer un uniforme dont je suis fière, déclara-t-elle à haute voix pour la gouverne des techniciens de la passerelle.
— Oui, kommodore », acquiesça Diaz en souriant.
Marphissa s’arrêta un instant à la cabine de Bradamont sur le chemin de la sienne. « Notre coup de bluff a marché. Pouvez-vous croire un instant qu’on m’ait prise pour un authentique CECH syndic ? »
Bradamont hocha vigoureusement la tête. « Beau travail. J’étais en train de consulter mon écran en me remémorant ma dernière visite à ce système. Je n’aurais jamais imaginé y retourner à bord d’un ancien croiseur syndic. » Elle opina encore du chef, en direction cette fois de son écran. « Indras est suffisamment éloigné de la frontière de l’Alliance pour n’avoir pas été frappé trop fréquemment. Dommage qu’un système aussi convenable soit toujours sous la tutelle des Mondes syndiqués. »
Marphissa s’adossa au montant de la porte. « C’est un pur mensonge, vous savez ? Tout ce que vous voyez est mensonge ! Tous ces grands centres industriels et ces plaques tournantes des transports sont bourrés de dysfonctionnements. Le travail bâclé et la corruption y règnent, les marchandises sont détournées au profit du marché noir par des travailleurs conscients que le système joue contre eux et qui, donc, n’ont que faire de leur emploi, ainsi que par des directeurs qui ne doivent leur avancement qu’à des supérieurs dont le seul souci est de les entendre dire ce qu’ils veulent entendre. Les écoles et les universités fournissent sans doute un enseignement technique acceptable, mais tout ce qu’elles enseignent d’autre est fallacieux. Vus d’ici, les maisons et immeubles de rapport ont l’air propres et sûrs, mais ils sont remplis de gens qui vivent dans la peur, redoutent à chaque seconde une descente du SSI, parce que les serpents les soupçonnent de quelque chose, qu’on les a dénoncés ou, tout bonnement, parce que leur superviseur a besoin de remplir son quota d’arrestations. C’est cela, le vrai système syndic.
— J’en suis désolée, murmura Bradamont. Personne ne devrait connaître un tel sort.
— “Ne devrait” ? Le conditionnel n’a rien à faire là-dedans. C’est comme ça. Il en a toujours été ainsi. Mais plus à Midway. Nous sommes désormais assez forts pour épauler d’autres systèmes, comme nous l’avons déjà fait à Taroa. Un jour, le Syndicat ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
— Et des gens s’aviseront d’en lancer une nouvelle mouture, laissa tomber Bradamont d’une voix lugubre. On s’est beaucoup demandé, dans l’Alliance, si les dirigeants syndics ne poursuivaient pas la guerre parce qu’elle assurait la cohésion de l’empire des Mondes syndiqués et qu’elle fournissait une excellente justification à la répression et à leurs exactions.
— Ils n’en avaient pas besoin pour justifier la répression, grinça Marphissa. Il y a beau temps qu’ils ont cessé de se justifier. Il n’en reste pas moins vrai que, tant que nous nous inquiétions de ce que l’Alliance pouvait nous faire subir, il n’était guère question de nous rebeller. À quoi bon échanger un tyran contre un autre ?
— L’Alliance n’est pas gouvernée par des tyrans, s’indigna Bradamont. L’instabilité qui y règne ces temps derniers est précisément due au fait que nous pouvons rejeter nos dirigeants par voie de scrutin. Le peuple s’en charge, mais pas toujours pour les bonnes raisons.
— Vous parlez de la façon dont les choses se passent dans l’Alliance, et moi de ce qu’on nous a raconté sur elle. Nous savions qu’il s’agissait probablement de mensonges, mais nous ne connaissions pas la vérité pour autant. Nous savions seulement que les gens au pouvoir étaient corrompus et se fichaient du menu peuple. Pourquoi aurions-nous dû nous attendre à ce que vos dirigeants diffèrent des nôtres ? »
Bradamont secoua la tête. « Comment êtes-vous devenue celle que vous êtes, Asima ? Vous n’êtes pas mauvaise, vous. Certainement pas.
— Je savais que je pouvais ressembler à ceux que je haïssais, ou alors être entièrement différente. J’ai préféré être autre chose. » Marphissa marqua une pause. « Le CECH d’ici nous a ironiquement souhaité bon voyage jusqu’à Kalixa. Je sais que le portail de ce système y a fait beaucoup de dégâts en s’effondrant. Comment est-ce en réalité ?
— Moche, répondit Bradamont. Très moche. »
Ils se trouvaient encore à douze heures du point de saut quand Marphissa fut tirée de son sommeil, dans sa cabine, par un appel urgent. « Nous avons reçu un message des serpents, lui apprit Diaz. Nous ne pouvons pas le décrypter, mais il est à haute priorité et s’adresse à la fausse identification syndic que nous avons diffusée. »
Marphissa le dévisagea, interloquée, puis sentit lentement l’horreur se substituer à la stupéfaction sur son visage. « Ils attendent que les serpents de nos vaisseaux les contactent ! Nous n’avons envoyé aucune donnée sur leur statut actuel !
— Bon sang ! J’aurais dû…
— Nous aurions tous dû y penser ! Vite ! Confectionnez un message en prenant exemple sur ceux des serpents que nous avons raflés après les avoir tués. Servez-vous de l’encryptage que nous avons rapporté de Midway. Il sera sans doute obsolète, mais nous n’avons pas mieux. Dites-leur… Dites aux serpents d’Indras qu’on a initié de nouvelles procédures. Que les agents du SSI à bord de nos vaisseaux sont censés observer autant que possible un silence radio afin d’interdire aux rebelles de découvrir lesquels sont restés loyaux au Syndicat.
— Kommodore, c’est franchement faiblard, mais c’est déjà bien plus convaincant que tout ce qui m’est venu à l’esprit, s’exclama Diaz. Je vais préparer ce message et vous l’envoyer pour le soumettre à votre approbation. »
Marphissa s’assit au bord de sa couchette pour tenter de percer la pénombre de sa cabine. D’un cheveu ! Nous avions presque réussi à quitter Indras sans être découverts. Mais, à ce qu’il semble, nous allons nous faire avoir avant d’en être sortis. Autrement dit, le retour risque d’être un vrai cauchemar.
Chapitre douze
« Aucune chance que les serpents prennent notre silence pour une réponse, déclara Marphissa à Bradamont, qui, avec le capitaine Diaz, s’était rendue dans la cabine de la kommodore sur sa convocation.
— En ce cas, on dirait bien que vous n’avez pas d’autre choix que de tenter votre coup de bluff, lâcha le capitaine de l’Alliance, l’air contrite.
— Rien de plus plausible ne vous vient à l’esprit ?
— De plus plausible ? Avec un serpent ? » Bradamont eut un rire sec. « En réalité, à ce que je sais d’eux et des autres bureaucrates, plus inepte est la directive, plus elle leur semble réaliste. Combien d’instructions parfaitement stupides avez-vous reçues au cours de l’année qui a précédé votre révolte contre les Mondes syndiqués ?
— Mieux vaut parler en jours plutôt qu’en années, répondit Diaz. Sinon les chiffres deviennent trop élevés.
— Ils sont donc censés croire d’autant plus légitime ce qui est insensé ? demanda Marphissa à Bradamont. C’est possible, voyez-vous. Parfaitement possible. Très bien, j’approuve ce message, dit-elle à Diaz. Transmettez, et, si vous croyez en une quelconque divinité, demandez-lui dans vos prières de convaincre les serpents de l’accepter à sa réception. »
Se rendormir était exclu. Marphissa tenta de travailler dans sa cabine, s’énerva, monta sur la passerelle, faillit arracher la tête d’un technicien qui, d’une voix un peu trop forte, venait de faire un commentaire amical à l’un de ses collègues, regagna sa cabine et, finalement, alla trouver Bradamont et s’assit avec elle pour discuter.