« Voilà, déclara-t-elle à Bradamont, qui était montée sur la passerelle pour assister à leur émergence, au cas où d’autres vaisseaux de l’Alliance se seraient trouvés à Atalia. Nous allons vous transférer sur le cargo. Je vais laisser le Manticore et le Kraken près du point de saut pour Kalixa, à charge pour eux d’interdire qu’on reparte vers Indras rapporter aux serpents ce qui se passe ici. Les croiseurs légers et nos avisos escorteront vos cargos jusqu’au point de saut pour Varandal puis attendront votre retour.
— Mon retour et celui de vos matelots, corrigea Bradamont.
— Si c’est faisable, vous y arriverez », affirma Marphissa. Alors qu’elle l’accompagnait à sa navette, elle eut la surprise d’entendre le technicien des opérations interpeller Bradamont.
« Bonne chance, kapitan !
— Oui, renchérit un de ses collègues. Un gars de la flottille de réserve me doit du fric. J’espère que vous le ramènerez. »
L’officier de l’Alliance sourit, agita la main puis suivit Marphissa hors de la passerelle.
« Plutôt surprenant, marmonna Marphissa pendant qu’elles cheminaient vers le sas.
— Ils doivent s’habituer à moi, suggéra Bradamont. Et ils vous idolâtrent…
— Ne dites pas de bêtises !
— Mais si ! Alors, puisqu’ils vous voient me faire confiance, ça doit déteindre sur eux. » Elles avaient atteint l’écoutille et Bradamont marqua le pas. « Si l’amiral Geary est déjà à Varandal, ce sera du gâteau.
— Sinon, vous disiez que cet amiral Timbal pouvait vous arranger le coup, avança Marphissa. Soyez prudente. Je ne veux pas vous perdre. Et tâchez de bien vous tenir, Rogero et vous, quand vous vous retrouverez à bord du même vaisseau. Pas question de vous défiler pour une sieste crapuleuse. »
Bradamont éclata de rire. « Peu probable. Vous êtes la seule autre personne de cette flottille au courant de ma liaison avec Donal Rogero. Lui affirme que ses soldats le prendraient bien, mais nous ne tenons pas à nous créer de trop gros problèmes avec les rescapés de la flottille de réserve qui embarqueront avec nous.
— Bonne idée. » Marphissa hésita un instant. Elle se sentait bizarrement intimidée. « Que dit-on chez vous ? Que les étoiles vous gardent ? Quelque chose comme ça ?
— Pas loin. Puissent les vivantes étoiles veiller sur vous. »
Ce n’est que lorsque Bradamont eut refermé l’écoutille derrière elle que Marphissa se rendit compte qu’elle n’avait pas seulement prononcé la formule correcte, mais qu’elle avait aussi fait ce vœu en son nom propre. Bonne chance, racaille de l’Alliance. Reviens-nous entière.
Quelques heures plus tard, Bradamont rappelait Marphissa depuis le cargo où elle avait embarqué. Les transports et leurs escorteurs avaient laissé les deux croiseurs lourds derrière eux et filaient (du moins à la vélocité maximale autorisée à des cargos) vers le point de saut pour Varandal.
Bradamont avait l’air contrariée. « L’estafette de l’Alliance nous a confirmé que l’amiral Geary n’avait pas encore ramené la flotte à Varandal via Atalia. Ça n’a rien de surprenant dans la mesure où il devait se rendre à Sobek puis sauter de système en système à de nombreuses reprises avant d’arriver, mais ça veut dire que nous atteindrons Varandal avant lui. Nous ne pouvons non plus trop nous y attarder, parce que l’amiral pourrait encore mettre des jours, voire des semaines, à tracter le supercuirassé bof, à côté duquel les cargos ont l’air de yachts de course, jusqu’à Varandal. Nous poursuivons vers Varandal. »
Black Jack met plus de temps que prévu à rentrer ? songea Marphissa. On s’y attendait. Mais ça m’inquiète. Le Syndicat tient à ce qu’il passe par Sobek et le Syndicat ne joue jamais franc jeu. Ha ! Mais écoute-toi donc ! Voilà que tu te fais de la bile pour une flotte de l’Alliance.
Assurément. Les temps ont changé.
Le colonel Rogero avait pris soin d’observer envers Bradamont une attitude aussi professionnelle et impersonnelle que possible. Mais, dès qu’ils se retrouvèrent seuls dans son étroite cabine, après qu’elle eut envoyé son message à Marphissa, il lui adressa un regard soucieux. « Tu es inquiète.
— Je suis un officier de l’Alliance que tu viens seulement de rencontrer, n’oublie pas. Vous n’êtes pas censé me tutoyer, colonel, ajouta Bradamont en souriant.
— Et pourtant je le fais, Honore. T’attends-tu à des problèmes à Varandal ?
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. Il ne devrait pas y en avoir. Sauf que. Ces cargos ont été construits par les Mondes syndiqués. Tes soldats et toi-même êtes d’anciens Syndics. On pourrait nous mettre des bâtons dans les roues.
— Pourquoi ne le dis-tu toujours pas ? insista le colonel.
— Oh, et flûte, pourquoi est-ce que j’essaie de te mentir ? » Elle s’assit sur le seul siège de la cabine encombrée. « C’est toi l’officier supérieur. Tu devras peut-être signer pour la libération des prisonniers. Et tu es…
— Un homme auquel les gens de ton service du renseignement pourraient bien s’intéresser ? »
Bradamont hocha la tête avec contrition. « S’ils disposent de dossiers rattachant le colonel Roger à un informateur de l’Alliance connu sous le nom de code de Sorcier Rouge, ils risquent en effet d’insister pour te coller au placard. Ils ne le présenteront pas ainsi, mais c’est bel et bien ce qu’ils feront.
— Et toi ? Quel nom te donnait le service du renseignement de l’Alliance ? »
Bradamont riboula des yeux. « Sorcière Blanche.
— Sérieusement ?
— Pas… de… plaisanterie !
— Je m’en serais bien gardé, protesta Rogero. Mais ça veut dire qu’il s’intéressait aussi beaucoup à toi, non ?
— Si. » Elle fit la grimace. « Je vais avoir besoin de communiquer avec l’amiral Timbal. L’amiral Geary m’a fourni certains codes spéciaux dont je peux me servir pour y parvenir. Mais il serait prudent d’éviter de faire savoir à Varandal que je participe à cette expédition. Si le bruit en atteignait de mauvaises oreilles, nous nous retrouverions agrafés et sous les verrous, toi et moi, sans doute en même temps que les passagers des six cargos. Ça risque d’être passionnant, Donal. Et, bien que nous soyons sur le même vaisseau, je ne peux même pas te toucher.
— Nous avons longtemps vécu sur nos rêves. Un peu plus, un peu moins, quelle différence ? Crois-tu vraiment que le Renseignement de l’Alliance et les serpents peuvent nous abattre maintenant que nous sommes réunis ? »
Bradamont sourit et lui rendit nonchalamment son salut à la mode de l’Alliance. « Non, colonel. On va mener cette mission à bien. »
Abandonner les croiseurs légers et les avisos avant de sauter pour Varandal avec les cargos fut une épreuve difficile. Après tout, on n’allait pas seulement gagner un système stellaire contrôlé par l’Alliance, mais encore une place forte hérissée de défenses. Même si les superviseurs et l’équipage de ces cargos n’appartenaient pas à l’armée et regardaient d’ordinaire les forces mobiles syndics comme supérieures d’un cran aux vaisseaux de l’Alliance en matière de rapacité et de dangerosité, la perspective de débouler à Varandal sans aucune escorte les laissait considérablement ébranlés.