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L’officier soutint son regard. Son visage restait inexpressif mais ses yeux étaient à la fois hostiles et intrigués. Puis cette hostilité s’atténua légèrement et, pour toute réponse, il hocha la tête.

Sans plus, mais c’était déjà ça.

Rogero gravit en hâte la rampe d’accès, entra dans la navette et entendit les écoutilles se verrouiller derrière lui.

« Pressez-vous de vous sangler ! lui conseilla le pilote par l’intercom. J’ai reçu de l’amiral l’ordre de dégager à toute allure ! »

Le colonel n’était pas installé dans un fauteuil que l’accélération le plaquait au dossier assez rudement pour vider ses poumons. Il réussit à se harnacher pendant que la navette zigzaguait férocement, de droite à gauche et de haut en bas, comme si elle épousait les rails d’un grand 8 à travers l’espace. Les pilotes ! Tous des cinglés ! Celui-là prend sûrement son pied à s’arracher à la station et à louvoyer entre les autres appareils à tombeau ouvert, même si nous frôlons la mort à chaque embardée.

Bradamont ne s’était pas trompée. Les forces terrestres de Varandal avaient bel et bien tenté d’intervenir pour s’emparer de lui. Le service du renseignement de l’Alliance avait dû le retapisser quand, à l’occasion de la cérémonie de prise en charge, il avait décliné son nom complet, et sans doute avait-il ainsi déclenché le coup de force. Mais Bradamont avait eu aussi raison d’affirmer qu’il pouvait se fier à Timbal.

Les fusiliers de l’Alliance m’ont protégé, se rendit-il compte. Ils m’ont défendu. Personne ne voudra y croire.

Je ne suis pas certain d’y croire moi-même et pourtant j’y étais.

Ses yeux se tournèrent vers l’écran près de son siège et il se demanda s’il avait le droit d’y toucher. Il ne montrait encore pour l’instant qu’une vue extérieure : étoiles et autres objets scintillant sur le fond noir de l’espace, autant de points lumineux qui viraient à la striure quand la navette adoptait un nouveau vecteur. Elle tangua de nouveau et le petit disque d’une planète proche traversa l’écran de bas en haut avant de disparaître à nouveau.

« Beaucoup de navettes sont de sortie, déclara soudain le pilote, le faisant sursauter. À voir leurs marqueurs, elles sont chargées à ras bord de personnel. Sûrement vos gens. »

L’amiral Timbal est de nouveau fidèle à sa promesse. Il a ordonné d’amorcer le transfert des prisonniers alors que j’étais encore en route vers la station pour l’y retrouver.

Que s’est-il passé exactement à Ambaru ? Pourquoi des soldats de l’Alliance refuseraient-ils d’obéir aux ordres d’un officier supérieur, celui-ci appartiendrait-il à la flotte et eux aux forces terrestres ? Aucun travailleur du Syndicat n’oserait désobéir à un CECH au prétexte qu’il n’est pas son supérieur désigné.

Mais, si un CECH des serpents ordonnait une intervention, ses semblables auraient le plus grand mal à l’en empêcher.

Tout cela pue la manœuvre politicarde. Je ne m’y attendais pas de la part de l’Alliance. En dépit de ce que m’a dit Ambaru, je croyais ces militaires fanatiquement dévoués à leurs seules responsabilités professionnelles. Pas comme chez nous, où la politique pourrit tout. La majeure partie des officiels du Syndicat, ou de l’ex-Syndicat désormais, avaient cette impression. Curieux que nous ayons prêté une telle supériorité à l’ennemi. Je me sens bizarrement déçu. S’il fallait absolument que nous soyons vaincus, l’ennemi qui triompherait de nous n’aurait-il pas dû être surhumain ?

« Merci, dit-il au pilote. Dans quel délai atteindrons-nous mon bâtiment ? »

Nulle réponse ne lui parvenant, il se persuada qu’il devait déjà regretter de lui avoir fourni des informations. À moins qu’il ne se soit subitement souvenu de l’identité de son passager.

Toute exaltation consécutive à cette sauvage virée s’était depuis longtemps évanouie lorsque la navette entreprit enfin de freiner férocement. Par bonheur, ce baroud échevelé s’était aussi grandement apaisé à mesure qu’ils s’éloignaient d’Ambaru. Rogero se cramponna aux bras de son fauteuil le temps que se poursuive, avant de brutalement prendre fin, la manœuvre de décélération. Quelques instants plus tard, un doux choc le prévenait de l’accostage de la navette au sas du cargo. Une approche précipitée, une lente combustion et une arrivée en douceur, sans même quelques réglages de dernière minute des rétrofusées. Le pilote se la donnait en dépit des circonstances. Rogero sourit, ivre de gratitude. « Bien joué ! lui cria-t-il. Z’êtes doué, mon vieux. »

Pour toute réponse, alors qu’il se dirigeait déjà vers le sas, l’autre ne se fendit que d’un seul mot : « Merci. »

Rogero n’avait pas posé le pied sur le pont du cargo qu’il sentait déjà la navette se désarrimer.

Le lieutenant Foster, commandant du peloton de ses soldats à bord du cargo, était planté à l’entrée avec plusieurs hommes. « On nous a appris que le premier chargement de prisonniers arriverait dans quelques minutes, mon colonel, expliqua-t-il.

— Faites-les vite entrer et s’écarter du sas », ordonna Rogero, s’efforçant de s’adapter de son mieux à cette rapide transition, entre l’instant où il s’était retrouvé cerné par des commandos de l’Alliance et ce retour parmi les siens. « Net et sans bavures, reprit-il. Pas de tergiversations. Des questions ?

— Non, mon colonel. »

Plus de cinq mille individus à charger sur six cargos. On les entasserait dans les coursives et dans les cabines spartiates ; on n’avait pas le temps de faire dans la dentelle.

Le sas se rouvrit. Des hommes et des femmes ne tardèrent pas à se déverser sur le pont du cargo, tous vêtus d’uniformes syndics défraîchis portant encore les traces de réparations, raccommodages de déchirures ou autres brûlures effectués à la va-vite. Tous semblaient peu ou prou en bonne santé, mais leurs regards trahissaient la lassitude et la résignation de gens qui n’ont connu de toute leur existence qu’inquiétude et incertitude. Rogero connaissait bien ce regard. C’était celui de la plupart des travailleurs syndics, même s’ils s’efforçaient de le dissimuler de leur mieux.

« Bienvenue ! leur lança-t-il en recourant à sa voix de commandement. Nous sommes là pour vous rapatrier à Midway. Vous n’êtes plus prisonniers de l’Alliance. »

Une femme portant la tenue élimée d’une travailleuse de première ligne se redressa et s’adressa à lui sur le ton humble auquel on pouvait s’attendre de la part d’une subalterne. « Honorable CECH…

— Je ne suis pas un CECH. J’étais naguère un sous-CECH. Je suis désormais colonel des forces terrestres du système indépendant de Midway. Vous savez qui nous sommes. Pliez-vous maintenant aux instructions. Nous devons embarquer tout le monde le plus vite possible. »

L’air plus éberlués que jamais, les prisonniers libérés suivirent un des soldats dans la coursive en échangeant des murmures.

Le lieutenant Foster les regardait sortir de la navette avec un étonnement croissant. « Combien sont-ils là-dedans ?

— Autant que l’Alliance pouvait en caser sans risque, répondit Rogero. Ils ne possèdent guère que ce qu’ils portent sur eux. Pas de bagages, pas de vêtements volumineux ni de combinaisons de survie, si bien qu’aucun ne prend beaucoup de place. »

L’heure suivante passa comme un éclair, les navettes s’amarrant l’une après l’autre pour décharger leurs passagers avant de se désaccoupler pour céder la place à la suivante, pendant que le peloton de Foster s’employait à les éloigner du sas pour aller les entasser ailleurs afin de permettre aux autres de débarquer. On n’avait aucune peine à ressentir l’impression d’urgence qui émanait des navettes, mais, à mesure que les charretées de prisonniers se succédaient et s’accumulaient, le carrousel commença à se ralentir tant les gens encombraient les coursives. Même si l’on avait inculqué aux travailleurs libérés l’habitude d’obéir sans poser de questions, ils étaient désorientés et hébétés, et nombreux étaient ceux qui regardaient autour d’eux comme pour guetter le moment où ils se réveilleraient de ce rêve.