Pour n’avoir pas l’air de faiblir aux yeux d’Artur Drakon. C’est sûrement pour cette raison.
Et, maintenant, elle devait s’inquiéter de l’image qu’elle donnait d’elle-même à la kommodore Marphissa, une des rares personnes de tout le système stellaire qui aurait peut-être une petite chance d’en réchapper, mais qui préférait rester pour livrer un combat désespéré.
Pour le peuple.
Les travailleurs de Marphissa – les gens de ses équipages, rebaptisés techniciens sur les ordres mêmes d’Iceni pour leur rendre une certaine fierté dans leurs tâches respectives – savaient eux aussi quels choix s’offraient à elle. Ces paroles leur inspireraient du courage, les aideraient à livrer un combat sans espoir. Mais la conduite de Marphissa, si utile qu’elle fût dans ce cas extrême, pourrait aussi créer des problèmes à l’avenir.
Si du moins il y avait un avenir pour eux tous, ce qui, pour l’heure, semblait extrêmement improbable. « Très bien, kommodore. Conduisez votre flottille à la géante gazeuse, unissez vos forces et défendez le système stellaire. »
Elle avait prononcé la sentence de mort de ces vaisseaux et de leurs équipages en éprouvant ce même serrement de cœur qu’elle avait depuis longtemps appris à dissimuler au plus profond d’elle-même au moment d’ordonner une exécution.
« À vos ordres, madame la présidente. » La kommodore marqua une pause. « Une dernière question, madame. Toute ma flottille ? Je pourrais laisser un aviso en orbite au cas où l’on en aurait besoin après la destruction de mes autres vaisseaux. »
Au cas où Iceni se verrait contrainte de fuir la planète et le système stellaire.
Tenez-vous vraiment à ce que je « meure pour le peuple », jeune sotte ? demanda silencieusement Iceni à l’image de la kommodore. Quoi qu’il en fût, confrontée à la décision ultime, elle connaissait la réponse. Elle resterait. Renvoyer tous les vaisseaux, tous les moyens de décamper rapidement, impliquait un engagement authentique. Je suis peut-être devenue folle. Mais, bon sang, j’ai commencé à bâtir quelque chose ici ! C’est peut-être bancal et complètement cinglé, mais c’est à moi ! Je ne l’abandonnerai ni à Boyens ni aux Énigmas. Pas même à Drakon. Ça me revient. Ainsi qu’à ma timbrée de kommodore et à ses équipages qui foncent tête baissée vers un combat perdu au nom d’idéaux que les Mondes syndiqués formulaient du bout des lèvres mais qu’ils cherchaient à éradiquer par tous les moyens possibles.
Qui foncent vers la mort sur mon ordre, parce qu’ils me croient investie des mêmes idéaux. Dois-je m’en enorgueillir ou en avoir honte ? Toute mon expérience et ma formation au sein du Syndicat me soufflent que seul un imbécile pourrait éprouver l’une ou l’autre de ces deux émotions.
Il faut croire que je suis une imbécile.
Elle secoua encore la tête. « Non. Tous les vaisseaux doivent vous accompagner. Le général Drakon et moi-même resterons ici aux commandes.
— Nous nous doutions que telle serait votre réponse », affirma Marphissa en souriant. Elle posa le poing sur son sein gauche comme l’exigeait le salut syndic, mais elle conféra à ce geste routinier une sorte de cérémonieuse solennité. « Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »
Vous vous en doutiez ? Comment l’auriez-vous pu quand je ne le savais pas moi-même une minute plus tôt ? Au cours de sa longue et haïssable escalade jusqu’au rang de CECH, les mentors d’Iceni l’avaient presque tous prévenue contre les subordonnées qui présument trop ou se comportent de manière inexplicable.
Mais il était trop tard. La décision avait été prise. Et Marphissa avait rendu d’inestimables services par le passé. Elle resterait sans doute tout aussi précieuse tant que ses vaisseaux et elle continueraient d’exister.
Iceni désactiva son champ d’intimité et se tourna vers le général Drakon. « J’ai ordonné à la kommodore Marphissa de faire quitter l’orbite à tous ses vaisseaux pour retrouver les deux autres croiseurs lourds près de la géante gazeuse. Ainsi réunifiée, la flottille de Midway engagera… (elle déglutit en se demandant pourquoi elle avait brusquement la gorge aussi serrée) le combat avec l’ennemi jusqu’à son entière destruction », acheva-t-elle.
Un silence prolongé s’instaura, brisé par la voix empreinte de respect du colonel Malin. « Tous les vaisseaux, madame la présidente ?
— Oui, c’est effectivement ce que j’ai dit », aboya Iceni, non sans se demander pour quelle raison cette question la mettait en colère. Elle fit mine de ne pas remarquer la soudaine docilité qui s’empara de tout le centre de commandement, les travailleurs qui la dévisageaient avec reconnaissance et stupéfaction. Vous êtes heureux parce que je ne vous abandonne pas à votre mort annoncée ? Est-ce si facile d’acheter votre loyauté ?
Drakon s’avança à sa rencontre avec une calme et réconfortante assurance. Elle ne s’était pas rendu compte jusque-là à quel point le voir ainsi progresser à grandes enjambées, tout de marbre et d’acier, lui était agréable. Un roc, dans un monde où toutes les certitudes s’étaient évanouies. « Très bien, déclara-t-il comme si les paroles d’Iceni étaient le reflet d’un précédent conciliabule couronné par un consentement mutuel. Parlons un peu de nos plans pour défendre la planète.
— Certainement », répondit-elle. Voilà un homme qui soutient mes décisions sans aucune réserve mais réussit malgré tout à préserver son autorité ! Si seulement vous n’étiez pas un CECH, Artur Drakon… Je pourrais aimer un homme tel que vous si je pouvais me fier à lui.
Elle jaugea discrètement du regard le colonel Malin, en quête de tout signe d’hésitation dans son regard ou sa posture. Drakon ne se doutait pas que Malin, depuis des années, lui fournissait secrètement des informations sur son organisation interne, et, s’il avait projeté de la trahir, sans doute aurait-il inclus l’un de ses plus fidèles assistants dans ses projets. Mais aucune mise en garde n’émanait de Malin, de sorte qu’Iceni tourna les talons pour gagner, aux côtés de Drakon, une des salles de conférence sécurisées donnant sur le centre de commandement.
« Qu’a dit exactement votre kommodore ? » demanda le général dès que la porte fut hermétiquement scellée et que les petites diodes de sécurité de son linteau passèrent au vert pour confirmer que les contre-mesures de la salle étaient activées.
Elle lui en fit part.
« Bon sang ! s’exclama-t-il. C’est vraiment une idéaliste ! J’aurais juré qu’il n’en existait plus dans les Mondes syndiqués. Ni nulle part ailleurs.
— Il n’en restera probablement plus aucun, très bientôt, dans ce système stellaire, lâcha Iceni. Elle m’inquiète.
— Je vois parfaitement pourquoi. Mais, dans un tel combat, il vous faut quelqu’un comme ça.
— Et… une fois le combat terminé ?
— Plus fort est le cheval, plus il est dur à brider, déclara Drakon.
— Diable ! Ce qui veut dire ?
— Que les meilleurs subordonnés ont besoin d’être guidés plutôt qu’éperonnés, mais que, en cas de crise, ils en valent le plus souvent la peine. » Le général regarda autour de lui. Ses mains s’activaient comme si elles cherchaient une occupation. « Je vais garder mes troupes en activité. La majeure partie des manœuvres se dérouleront dans les villes et les cités, ce qui risque de contrarier les citoyens. Mais, si l’on en vient à une lutte à mort, mes soldats tiendront bien plus longtemps dans un environnement urbain, même si les Énigmas le pilonnent au point de n’en laisser que décombres. »
Iceni posa les mains sur la table qui occupait le centre de la salle. Elle en fixait la surface de corail synthétique, mais, dans son esprit, elle voyait en réalité la multitude d’îles qui parsemaient la planète. « Les extraterrestres sont encore à quatre heures-lumière et demie. Si les performances de leurs vaisseaux se conforment à celles des nôtres, il nous reste au moins trois ou quatre jours avant leur arrivée, selon leur destination. Serait-il absurde d’évacuer les villes ? De disperser tous les citadins dans les îles ?