Le setter irlandais qui commence à nous connaître, fouette de la queue en nous retrouvant. Au début, il faisait la gueule à Bérurier, mais comme notre pote s’occupe de sa boufferie, il a fini par conclure avec lui un animal agreement.
Au premier étage, il est une chambre très sobre, aux volets fermés, chichement meublée entre autres d’un lit de fer, dit lit-cage, et tu vas voir qu’il mérite parfaitement son nom lorsque je t’apprends que le client uppercuté au bistrot par le faux loufiat Alexandre y gît dans une camisole de force de la bonne époque, en dure toile monacale. Son regard bleu suit la marche harassée d’un insecte neutre au plafond.
Mathias, le rouquin savant comme un sage, se balance à son chevet sur une chaise de paille grinçante.
Du regard il m’indique que « rien de nouveau ».
— Va déjeuner, lui conseillé-je.
Bérurier d’ajouter :
— J’te recommande le gigot av’c le gratin dauphinois.
Mister le Rouillé remercie d’un hochement et file.
— Vous devriez descendre faire une belote, conseillé-je à mes deux adjoints disjoints.
— Moi, ce serait plutôt un p’tit somme, assure Pinuche.
Bérurier questionne :
— T’as pas b’soin de ma pomme ?
— Pas pour le moment.
— En c’cas, j’vais r’tourner déj’ner av’c Mathias, qu’on peut pas laisser jaffer seulabre, c’est trop triste.
Guilleret, il ajoute :
— On a bien fait d’venir usiner dans c’coinceteau peinard, loin des masses immédiates toujours à l’affût de nos activances !
Et il repart pour un tour, balançant avant de s’éclipser un vent de belle facture, aux sonorités cuivrées, puissant comme la trompe d’un tournoi invitant Henri II à mourir à l’œil.
Bientôt, les ronflements de Pinuche me parviennent de l’étage inférieur, avec des ratés et des poussées de régime, kif les moulins des vieux Bréguet.
Je biche sur la table un vieil hebdo que ça représente M. François Mitterrand en train de faire le président de la République et le compucte, ou pulse, avec intérêt, car il est toujours instructif de relire des revues datant de plusieurs mois, cela permet de comprendre que rien n’a beaucoup d’importance, qu’un clou chasse l’autre et que le temps est une fieffée salope de haute dégueulasserie, capable de tout, y compris de nous tuer.
Maintenant, que je te cause.
Cela fait trois jours que nous avons kidnappé le monsieur aux cheveux gris. J’emploie le verbe àlaconesque kidnapper, persiste et signe, car c’est bien d’un enlèvement pur et simple qu’il s’est agi. Ordre d’en haut, tu t’en gaffes. Mission plus que délicate. Assez insolite, tu ne crois pas ? Je revois le Dabe, dans son bureau, en compagnie d’un personnage mal fagoté qui ressemblait à un petit tailleur juif de Brooklyn et dont il paraissait faire grand cas. Un tout petit bonhomme, avec un nez énorme, des cheveux châtain-roux, raréfiés, un regard vaguement implorant. Il portait un costume gris très clair, fripé, une chemise lie-de-vin, une cravate jaunasse. Sa pochette imprimée, énorme, pendait comme un matelas à une fenêtre.
« — Voici San-Antonio, le superman de mes services, mister Kaufmann ; je le crois tout à fait apte à assumer cette opération. »
Le visiteur me regarda comme si j’étais une bagnole d’occasion qu’on lui proposait d’acheter ; puis me sourit avec quelque bienveillance.
« — Hello ! »
Comprenant qu’il souhaitait engager la conversation, je lui répondis « Hello », sur un ton moins enjoué mais plein de sous-entendus.
Ensuite, Kaufmann me demanda avec inquiétude si tout allait bien pour moi. Je lui rétorquai que ça carburait à peu près, ayant une mère affectionnée, la santé, et une belle bite avec plein de jolies filles à mettre autour.
Qu’ensuite, semblant satisfait de ma prestation, il me présenta une photo de service anthropométrique, face et profil (celle de l’homme aux cheveux gris).
« — 118 rue Lauriston, me dit-il, Paris, l’homme se nomme Antony Sliffer. Il se promène avec un grand chien roux et se prétend agent de la Picture-Vision d’Hollywood. »
« — Et ailleurs, quel est son nom ? »
« — Aucune importance. »
Ainsi renseigné, j’attendis la suite.
Elle vint.
« — Ce gars est un coriace, enchaîna Kaufmann. Il est capable de tout endurer sans broncher, quand je dis “tout”, je parle des pires sévices. »
« — Sympa ; ensuite ? »
« — Le jeu consiste à vous assurer de lui habilement, car il doit être très surveillé, et à lui faire avouer ce qu’il est venu faire à Paris. »
« — Et s’il n’avoue pas, votre coriace ? »
« — Vous le relâcherez au bout de huit jours. »
« — Et s’il avoue ? »
« — Vous le relâcherez tout de suite après. »
« — C’est tout ? »
« — C’est tout. »
« — Nous avons droit à quel seuil de tolérance pour obtenir l’aveu en question ? »
« — A tout sauf à l’incapacité totale. Il doit pouvoir rentrer à pied chez lui à la fin de l’expérience. »
« — Le sérum de vérité ? »
« — Si ça vous amuse, mais il le supporte comme vous un verre de Coca. »
« — Le courant lumière ? »
« — Il l’a déjà subi à plusieurs reprises, sans broncher. »
« — La baignoire ? »
Kaufmann haussa les épaules, impatienté, et se tourna vers le dirlo :
« — Votre superman fait dans le classique, bougonna-t-il. Vous m’aviez promis un homme inventif, du jamais vu. »
Le Tondu rougit d’humiliation.
« — San-Antonio plaisante, il fait la check-list des babioles pour déblayer le terrain ; mais je suis persuadé qu’il mènera à bien cette opération. »
Garrotté dans la camisole, Sliffer est perdu en contemplation. Trois jours qu’il se trouve là, emmailloté, sans manger ni boire, faisant ses besoins sous lui. Depuis qu’il est sous notre coupe, comme disait ma tante Melba, nous ne lui avons pas adressé la parole une seule fois. Trois jours, deux nuits. Il faut tenir ! Pour ma part, en qualité de bourreau, je suis plutôt mal dans ma peau et plus encore dans ma conscience.
Car le prisonnier endure un calvaire. Tu t’imagines, toi, l’aminche, bloqué tel un tas de linge sale, assoiffé, affamé, engourdi, baignant dans tes déjections ? Nous nous relayons pour être là au cas où il flancherait, manière de recueillir ses paroles. Mais motus ! On ne s’est rien bonni. Je me suis même abstenu de lui expliquer ce que nous attendions de lui. Cela aussi fait partie de la torture. Un type prévenu peut s’armer, il se cuirasse. Sliffer est kidnappé, à merci, en ignorant pourquoi et quels sont nos desseins.
Les heures, les jours s’écoulent, rendant sa situation intolérable. Machiavélique, hein ? J’ai honte ! Même dans un bouquin, ça me fait honte. J’aurais dû faire paysagiste. Sculpter la nature, c’est ce qu’il y a de plus beau ; romancier, merci bien, surtout romancier populaire. On recueille que sarcasmes et récriminances. Y en a toujours trop ou pas suffisamment, selon le tempérament du lecteur. On te reproche de scabrer, d’être sadique, ou alors de manquer d’imaginance ; parfois aussi de bâcler. Moi, j’en ai rencontré qui me vitupéraient comme quoi j’œuvrais trop beaucoup littéraire, me reprochaient mes digressions d’en ce moment, rapport que ça leur cassait les couilles de s’écarter un instant de l’action pour vagabonder dans des sentiers bordés d’aubépines en fleur, pines en fleur, pines en fleur, pines en fleur, tsoin, tsoin !