CHAPITRE MINCE
C’est marrant comme une très légère dose de Scrabouillard-ploërmé rend docile le sujet auquel on l’administre.
Or, ce produit tu le trouves sans ordonnance dans le vanity-case de la môme Séduction, car c’est elle qui a fait « neutraliser » Béru et Mélanie, le soir de leur arrivée, mais en leur vaporisant le big pacsif, au point que la douce pétasse n’en est pas encore revenue.
Traités avec doigté, nos trois lascars deviennent mous comme ce chewing-gum que mâchouillent les gens d’esprit pour se donner l’air plus intelligent que nature.
Non seulement ils nous déballent tout ce qu’ils savent, mais encore ils nous escortent sans que nous eussions à les menacer, fût-ce d’un coup d’éventail.
On se modifie l’aspect, Béru et moi, en se déguisant en dames, comme dans « Certains l’aiment show » que c’en est un plaisir. Lui, sublime marchande-foraine-tenant-la-baraque-des-frites, grâce à une perruque brune mousseuse dégauchie dans la riche panoplie de notre hôtesse ; moi, davantage jeune fille de bonne famille, un tantisoit (qui mal y pense) hommasse, malgré les fards dont je me suis crépi la façade. Je porte une robe imprimée, dans les bleus pervenche.
Alexandrine-Benoîte s’est drapée dans un paréo poustouflant et a poussé la délicatesse jusqu’à raser ses poils de jambes jusqu’à mi-cuisses. Son rouge à lèvres bave un brin, son rimmel est en décrue et son mauve à z’yeux a l’air de deux directs sèchement encaissés, nonobstant, couvert de bijoux fantoches : colliers, boucles d’oreilles, bracelets, il en jette, tu peux me croire de fond en comble.
Nous traversons tout le complexe hôtelier, suspendus aux bras de nos ci-devant braqueurs. Y en a même un, le plus petit, qui témoigne de l’intérêt à la Bérurière en lui palpant le bustier d’un geste cupide, si bien que ma jolie camarade finit par se fâcher et lui dire que s’il retire pas sa patte à la con, il va lui praliner le bouc de première et qu’il se retrouvera dans les massifs de cactus pour un temps, vu que ses cacahuètes ne pardonnent pas.
Nous rallions le parkinge. Les vilains y disposent d’une Range Rover blanche dans laquelle nous nous empilons. En route pour la toute chouette équipée ! J’ignore ce que tu penses de tout cela, et d’ailleurs je m’en fous tellement que je suis obligé de me pincer les couilles pour ne pas m’endormir, mais t’avoueras que l’action ne chôme pas, dans ce récit ! Dieu de Dieu, j’en prends le tournis ! Et ceci, et cela, patati patata, lanlère, tout bien, encore, trafalgar, je t’assomme, te baise, te me déguise, repars, bricole, m’ensauve, attaque ! Le temps qui urge. Des milliers d’êtres en péril de mort. Que dis-je ! Des millions, peut-être, qui peut prévoir des machins pareils, hein ?
Pour le moment, on roule en direction de Malaga. La route blanche, des flics en patrouille, la mer, sur notre droite, qu’on voit danser le long des jeux de golfs clairs.
Bérurier entonne les Matelassiers. Nos potes les méchants, frêles comme rosée, mais pour combien de temps ? l’accompagnent en faisant « lalla lalla lalla » (en français faut qu’un « l » au milieu de lalla, mais en espagnol on en met toujours deux).
Bref, la bonne humeur règne. Jamais tu croirais qu’on va tenter un coup de main de cette ampleur.
Et pourtant c’est le cas, car le Vieux auquel j’ai tubophoné a été formel :
« — Agissez immédiatement. Je vais tenter d’alerter le gouvernement espagnol, mais en pleine nuit il ne va pas être possible d’obtenir son adhésion immédiate. Vous savez comment vont les choses ? Toujours cette sacrée hiérarchie, cette inéluctable remontée par la garcerie de filière qualifiée de “normale”. Et dites donc, l’ami, pendant que je vous tiens : Comment vont les amours avec la petite Véra ? »
« — Elle est morte, égorgée par nos ennemis, patron. »
Il est resté muet. J’ai raccroché.
Et nous roulons, roulons en chantant.
En chantant comme certains suppliciés quand ils se rendent sur le lieu de leur exécution. Chantant leur orgueil d’hommes qu’on va priver de vie, et donc chantant leur orgueil de mourir, de mourir par la laide volonté d’autres hommes mortels aussi, les cons !
On atteint les faubourgs de Malaga. La lune brille tout ce qu’elle sait, comme dit Baudelaire, à moins que ce ne soit moi dans « Les pleurs du mâle », je nous confonds toujours, lui et moi, ce qui tombe Aupick (Toujours ces clins d’yeux de San-A. aux lettrés, il est chiant, le mec ! Popaul-le-Stéphanois).
C’est le gars Rico, le petit téméraire, peloteur de la Grosse Béru, qui pilote. Toujours envapé, il lui arrive d’embarder, mais je lui rectifie le volant d’un geste précis quand nécessaire.
— T’as les sacs de plage, Banane ? demandé-je au Mastard.
Ma grosse Espagnole (elle a le label de Cadix) répond « Yes, miss » et secoue les réticules contenant la quincaille. Avant l’action, comme chaque fois, j’adresse une vache pensée à maman, toute petite et furtive, là-bas, chez nous.
Tu sais que je lui ai acheté un chat ? Un angora blanc avec de grands yeux comme Mireille Mathieu. Elle a fait semblant d’être contente, mais je me demande, dans le fond, si c’est pas un surcroît de travail pour elle, cette jolie bestiole, pas encore « appropriée » comme m’a prévenu loyalement la marchande. Note que ça lui fera une compagnie pour la nuit, à ma Félicie. Un greffier sur son édredon, offert par moi, ronronneur, et qui étire ses pattounes en se réveillant, c’est chouette, non ? Les chats, on s’imagine pas la compagnie que ça représente, ni la personnalité qu’ils possèdent sous leur air indifférent. Ils ont l’air de penser à autre chose, de t’emmerder, mais ils savent toute ta vie, les malins. L’autre jour, m’man lui cherchait encore un nom. Sur son pedigree, c’était trop compliqué, trop snob, un blaze hindou, tu vois le genre ? Les éleveurs s’envolent, comme les gonziers qui ont des écuries de courses. Ils raffolent la particule, l’exotique à tiroir, le bien ronflant. Un chat, c’est pas fait pour s’appeler Nagpur Ahmadabad, mais Minouche ou Tintin, tout culment.
Et bon, le bain de bonnes pensées me survolte. Félicie dans sa cuisine. Elle achève de passer la pattemouille sur le carreau avant de monter se pieuter, que tout soit impec, rutilant pour si des fois je me pointais. Avec un mot sur la table, feuillet arraché au grand cahier où elle note les commissions à faire : « Il y a des paupiettes de veau dans la coquelle rouge et des macaroni en salade au frigo. »
Je me rince l’esprit comme on se rince l’œil, ou bien la queue après usage.
Félicie, mon bain de netteté. Mon eau de courage. Ma lotion d’amour.
On gravit une côte au sommet de laquelle se dresse une construction très hispano-mauresque. Des murs blancs, des stores verts, du fer forgé noir d’encre. Tout autour, des palmiers. Un tennis… Un jardin d’agrément. Mon attention est particulièrement attirée par une très haute antenne maintenue par des haubans qui vibrent dans la brise nocturne. Musique presque marine, portuaire en tout cas. Les fenêtres sont illuminées de partout et il semble qu’il y a du trèpe si j’en crois le parc automobile : au moins vingt tires de tout gabarit encombrent les allées, le terre-plein, jusqu’à la terrasse. Cela va de la Rolls grand format à la Renault 5 modeste.
— Stop ! fais-je brusquement.
Le conducteur pile (électrique).
Une ombre se détache de l’ombre, aurait écrit Victor Hugo s’il avait connu le roman policier, lui si doué pour. Celle d’un colosse.
— Hé ! salut, Rico ! lance-t-il au chauffeur.
Rico répond :
— Salut !
— T’as du cheptel ! fait le vigile en nous apercevant ; elles sont bien roulées, au moins ?
— Viens voir, beau brun ! l’invité-je.