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— Tu n’trouves pas qu’on ressemb’ à deux cons ? demande-t-il à travers la somnolence de l’attente.

— Plus exactement, à deux marionnettes punies, dis-je.

— Y s’fait-il des lueurs, dans ta p’tite tronche, à propos de ce bigntz ?

— Pas de quoi éclairer la vitrine d’un marchand de cirage noir.

— On nous chambre, non ?

— Pas mal, merci, et toi ? Mathias t’a promis de revenir illico ?

— Mouais, mais tu connais sa panthère rosse ? Pour s’arracher d’avec c’te maâme Tâte-Chair, y lu faut du dissolvant.

Le jour faiblit déjà. La grisaille nous empare, identique à celle de mon âme.

— T’écrirais ça, personne te croiverait, soupire Globulin.

— J’en ai écrit des pires, et on m’a cru, riposté-je.

— T’espères que le gonzier va te raconter ce qui s’est passé ?

— Pourquoi nous le tairait-il ? On a embarqué sa grande fille, non ?

Et voilà Mathias, plus rouge que toujours, à cause du froid qui devient très vif. Il s’occupe de Sliffer. Piquouze, massage.

— C’est grave, docteur ? demande Béru.

— L’inhalation du gaz, en soi, pas tellement, mais la fracture cervicale qu’il s’est faite en tombant me laisse peu d’espoir.

Je bondis :

— Tu dis, Rouillé ?

— Que cet homme est dans le coma ; vous ne vous en êtes pas aperçu ?

— Heu, c’est-à-dire… A cause du gaz, de ses lèvres bleuies, je croyais…

Si bien qu’un bon bout de moment plus tard, je me retrouve dans le burlingue à Achille pour le pernicieux rapport. Faut bien, que veux-tu !

Il est bioutifoule derrière sa table de travail en bois blanc (depuis le changement de société, il a pas seulement changé de Kelton, le Dabuche, mais de vie). En blouson de cuir râpé (acheté chez un fripier), pull à col roulé, pantalon de velours gonflé aux genoux, il ressemble à un membre du Jockey Club travesti en manar au bal de tronches de la duchesse. Mais le plus bath, laisse-moi te raconter : il s’est laissé pousser les bacchantes. Une paire de baffles style animal pinnipède ajoute à l’incroyable. Ainsi affublé, il se sent protégé, môssieur le directeur. A l’abri des guillotines nouvelles qui ont remplacé l’autre.

Il sait bien que l’habit fait le moine, le vieux singe savant. Aussi a-t-il troqué ses talons rouges contre le gros rouge qui fâche, le malin, ô l’extrême malin, madré, futé, malicieux cousu de fil tricolore !

Il a lu mon gentil rapport.

Car, plutôt que de lui révéler par voie buccale, comme dit Béru, j’ai préféré lui concocter un résumé du chapitre I, plus une partie du I bis en laquelle nous nous trouvons présentement, et où il ne fait pas chaud, je sais, parce qu’on n’a pas monté le chauffage, mais ça va venir.

Mon récit dactylographié à double interligne sur mon I.B.M. à boule est posé devant lui, comme une assiette emplie d’un mets peu ragoûtant. Il l’éloigne imperceptiblement de sa personne avec trois doigts répulseurs.

— On croit rêver, claque-t-il des dents (tu sais, dans nos romans policiers, on use beaucoup de ce genre de formule : « se souvint-il » ; « se rapprocha-t-il », etc., je t’en ai déjà fait part, il fut un temps, mais il est opportun de te le rappeler).

Bon départ : « On croit rêver ».

Le reste va viendre. Il vient !

— Vous étiez quatre à surveiller ce type, et vous me le laissez seul. On vous l’assassine sans la moindre difficulté. Moi, je promets monts et merveilles, vents et marées, à Kaufmann. Je lui certifie que vous êtes l’élite de l’élite policière ! Le magicien, l’unique, celui qui peut tout obtenir. Je m’engage à ce que vous fassiez parler Sliffer. J’en donne ma main à couper, ma parole d’honneur. Je certifie. Je… tout ! Vous m’entendez, commissaire ? Je tout ! voire davantage encore. Et ça s’achève comment ? Par le trucidage d’un homme auquel Kaufmann tenait comme à la prunelle d’Alsace de ses yeux ! Vous savez qu’on peut en mourir d’une chose pareille, commissaire ? J’ai eu un souffle au cœur, moi, au moment de mon service militaire. Je fais encore de la tachycardie, j’ai des extrasystoles ; une émotion de ce genre est susceptible de me foudroyer : poum ! En bas ! Au lieu de discuter, je devrais être allongé sur cette moquette, les bras en croix, moi, commissaire. D’ailleurs ça va se produire.

« Si vous posiez votre main d’incapable sur ma poitrine de trahi, vous auriez peur de ce qui se passe à l’intérieur. Je n’ai qu’un répit de quelques heures. Cette nuit, demain au plus tard, la nouvelle sera officielle. Ainsi cela vous fera deux meurtres sur la conscience. Mais peu vous chaut, n’est-ce pas ? Vous, pourvu que vous rouliez dans de la grosse cylindrée avec une pétasse à portée de main droite, le reste, connais pas, hein ? Bon, vous allez me donner votre démission, je sais, j’attends, j’accepte ; mais après ? Qui va se retrouver en tête-à-tête avec Kaufmann ? Hein, qui ? Vous donnez votre langue ? Moi ! Moi, commissaire ! Et cet homme, croyez-m’en, n’est pas un marrant. Il a une façon de vous regarder qui vous donne l’impression d’être en réanimation. Là, je vous le certifie : si je le rencontre, je meurs.

« Mais ce n’est pas fait pour vous déplaire, hé ? Achille, out, bonno, bonno ! On reviendra aux vieilles méthodes, comme quand ces ordures avaient le pouvoir ! Eh bien, zob ! commissaire ! N’y comptez pas. Je tiendrai ! C’est vous qui allez faire votre mea culpa auprès du bonhomme. Il est à l’hôtel Charles V, avec un « Vé », comme Victor. Il attend. Moi, je prends trois jours de repos. Syndicalement, j’y ai droit ! Il faut que j’aille contrôler les travaux entrepris dans ma datcha normande : une petite connerie du XVIIIe près de Deauville. Je saute dans ma 2 CV pour aller chercher ma Rolls, dans une grange, à Bouafle, et salut la compagnie, démerdenzi ! Les Établissements Ponce Pilate, à moi ! »

Il se tait.

Je lui vote un regard de vaste admiration. Je raffole de ses numéros d’indignation, à Achille. Sur une scène de café-théâtre, il ferait un malheur.

— Très bien, monsieur le directeur, je vais mettre Kaufmann au courant de ce cuisant échec.

Ma réaction paraît le calmer. Il acquiesce, se sert un verre de côte-du-Rhône en litre et le vide.

— Très bien, approuve-t-il. Cela dit, ne précisez pas que vous avez laissé les Sliffer seuls. Dites-lui au moins qu’il y avait un de vos hommes pour les garder, qu’on n’ait pas l’air trop con, mon vieux ! Jurez vos grands dieux que votre collaborateur a été neutralisé, blessé, tué au besoin. Si vous sentez bien qu’il le faut, n’hésitez pas : faites mourir Pinaud, par exemple ! A son âge, c’est de son âge.

Je le quitte.

Ouf ! Ne m’en suis pas mal tiré.

Que quand le vin l’est, il faut le boire (Certains lecteurs et trices, bien intentionnés et un peu distraits du bulbe, m’écrivent pour me signaler des impropriétés d’expression. Je leur porte à la connaissance que celles-ci ne sont pas fortuites, mais chiamment délibérées, et que merde, hein ?). Direction : hôtel Charles Vé.

Pas plus de Kaufmann que de photo de Giscard dans le portefeuille de Marchais ! Le concierge m’annonce qu’il est sorti étant donné que sa clé est au crocheton.

— Moi, tu me sais par cœur, n’est-il pas ? Je vais à une écritoire et, sur le magnifique papier de l’hôtel, j’écris ce message plein de sobriété, d’éloquence et de grâce :