Cher Mister Kaufmann,
J’ai le pénible devoir de vous annoncer que, pendant qu’elle séjournait en ma compagnie, des petits rigolos non encore identifiés, ont privé de vie la personne que vous savez.
Pour plus amples détails, adressez-vous à mon directeur. S’il n’est pas à son bureau, vous pourrez le joindre dans sa datcha de Deauville (Château de Grochibre, Saurmoi-le-Nœud, Calvados).
Agréez, je vous prie, cher Mister Kaufmann, l’expression de mes regrets les plus cordiaux
Satisfait de ce poulet, je vais le remettre au concierge précité. Un homme se tient devant le munificent comptoir, qui, justement, réclame après Kaufmann.
Le portier lui fait la même réponse qu’à moi. L’homme en paraît contrarié. Te mate sa montre, puis il dit « O.K., je vais l’attendre » et part à la recherche d’un fauteuil digne de ses miches.
Moi, je remets ma bafouille. J’apprête à me carapater, quand un très léger sifflotement très significatif pour ma pomme retentit ; sorte d’ultra-son non perceptible pour les autre pèlerins. Coup de périscope en arc de cercle. Je trouve Pinuche devant le kiosque à journaux de l’illustre palace. Il feint de ne pas m’accorder attention, mais je sais que son petit bruit d’oiseau migrateur m’était destiné. Alors je sors et, bon, une poignée de secondes derrière, v’là le Branlant qui se pointe sur l’avenue George-V.
On se jonctionne derrière un arbre.
— Comme se fait-ce ? lui questionné-je.
— T’as vu le grand blond qui parlait au concierge ?
— Et alors ?
— Il vient de chez Sliffer.
— Raconte, et baille-la-moi belle, ô ange tutélaire et titulaire de la médaille du mérite morticole.
L’Enrhumé se livre :
— Je me suis rendu dans l’immeuble de Sliffer, rue Lauriston. La concierge étant dans l’escalier, je suis monté à sa recherche et l’ai trouvée en train de fourbir les cuivres de la cage d’ascenseur, à l’étage précisément qu’habite notre prisonnier. C’est une jeune femme d’origine portugaise, mais assez belle pourtant malgré sa moustache. Elle n’a fait aucune difficulté pour me parler de son locataire. Sliffer a un passeport américain. Il habite l’immeuble depuis un mois, en sous-location. Le propriétaire de l’appartement est un directeur de banque qui a été muté à Bordeaux.
— Il habite avec sa fille ?
— La concierge n’a pas mentionné qu’il eût de la famille. Au contraire, elle prétend qu’il vit seul et ne reçoit personne.
— Fougueusement intéressant, le complimenté-je.
La Pine en avale une expectoration tenace qui voile son timbre et qu’il s’apprêtait à confier au trottoir.
— Et le type blond ?
— J’y viens. Comme nous discutions, il est sorti de l’appartement de Sliffer dont il possédait les clefs. La concierge lui a demandé ce qu’il venait d’y faire et qui il était. Sans s’émouvoir, il a répondu qu’il était le collaborateur d’Antony Sliffer et que ce dernier l’avait chargé par téléphone de déposer un dossier à son appartement vu qu’il se trouvait en voyage et qu’il en aurait besoin dès son arrivée. La mise élégante de l’homme, son assurance, le fait aussi qu’il repartait les mains vides et possédait les clefs ont rassuré la brave femme. L’homme est parti. Je l’ai suivi.
— Je ne te complimenterai jamais assez, Pinuchet. Ce type t’ayant fatalement remarqué, il est bon que tu lâches ta filante, je m’en occuperai.
Je conseille au Fossile d’aller se faire couper les cheveux avant de rentrer chez lui, et je retourne au Charles Quinte.
Le blond, très gandin, attend toujours le retour de Kaufmann. Quel rôle joue-t-il dans cette bizarre, bizarre, j’ai dit bizarre, affaire ?
Il ne cesse de mater sa tocante. Parfois il se lève, va jusqu’à la porte-tambour et visionne l’avenue à s’en arracher les coquilles.
Son énervement se mue en exaspération. Il retourne parlementer avec les gars de la conciergerie comme si ces gentils préposés allaient lui sortir Kaufmann de sous leur banque d’acajou ! Lorsqu’il les largue, je décide de faire quelque chose pour ma lanterne, c’est-à-dire de lui demander carrément du feu.
— Je crois que nous attendons l’un et l’autre mister Kaufmann, l’abordé-je.
Ce mec possède une vraiment très belle gueule. Régulière, teint hâlé (luia), regard d’un bleu particulièrement sombre, chevelure épaisse, d’une blondeur tirant sur le châtain. Il a une fossette profonde au menton, un peu comme celle de M. Kique Douglas. Son vêtement (un ensemble dans les tons pain brûlé) sort de chez Cerruti 1881–1981. De plus, il se lotionne la frite avec une eau de toilette qui n’est pas de la pisse de bouc, espère !
Ainsi abordé, mon terlocuteur commence par me dévisager, ce qui est normal. Très maître de soi, donc de lui, il a un léger sourire poli.
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je.
Il cueille ma louche.
— Bob Landon, récite-t-il avec un accent ricain qui complète son charme slave.
— Vous travaillez aussi pour Kaufmann ? risqué-je.
Il ne répond rien. Son sourire demeure en place, comme parade.
Devant ce mutisme délibéré, je sors la carte suivante :
— Moi, aussi, je m’occupe de Sliffer.
Son sourire se décolle doucement. Dessous, ne restent plus que deux lèvres minces ; tiens, c’est la seule chose qui ne soit pas très belle dans son visage : la bouche. Une lueur mécontente passe dans ses prunelles. Il paraît me chérir autant que les Juifs chérissent la mémoire de Nabuchodonosor Ier.
Le silence qui suit est relatif, car un menu brouhaha (eh oui, c’est possible) emplit le hall de l’hôtel.
— Je crois savoir que vous sortez de chez lui ? lâché-je, manière de raccrocher les wagonnets.
L’ami Bob déteste les mots, décidément. Par contre, il raffole des actes. Figure-toi qu’il saisit délicatement les revers de ma pelisse (toute chaude) et soulève le survêtement pour, aussitôt, le rabattre en arrière, de façon à m’immobiliser les bras. Tu connais ce principe vieux comme tes couilles, bien entendu. Si je n’ai pas réagi, c’est parce que pas une seconde je ne me suis attendu à ce qui suit. Bob Landon m’écarte de lui, puis me rapproche et me file sa belle tête parfumée en plein front. C’est si rapide, si puissant, que tout se brouille. Je perçois le bruit mat. Je continue de voir les choses, d’éprouver la vie, mais avec langueur extrême et indécision. Un peu comme si tout ce qui existe cessait de me concerner. Dès lors, l’homme me plante dans un fauteuil où je reste abruti comme une peau de boudin privée de son contenu.
Lorsque je me récupère, le grand blond parfumé n’est plus là. Je l’ai vu s’en aller, tranquillos, serrant la ceinture de son imper doublé. Le plus comblant, c’est qu’excepté une vieille Japonaise dont la bouille ressemble à un plat d’offrande en cuivre (Tu parles d’un raciste, ce Sana ! J’ai honte. Frédéric Dard), personne n’a surpris cette voie de fait à stationnement unilatéral inversé.
Je visionne la sujette du Mikado (d’anniversaire, habituellement j’ajoute de Noël, mais mon éditeur fait la gueule parce qu’il juge que ça fait de la pub à Denoël) et elle me sourit discrètement. Probable s’imagine-t-elle que ce coup de boule fait partie de nos us et coutumes. Pour éviter de la détremper (ou détromper, à la manière des éléphants), je lui rends son sourire au quintuple. Cela dit, je doute qu’une vieille Japonaise mouille. Chez ces dadames-là, rien ne se perd, rien ne sécrète, comme disait je ne sais plus qui, je ne sais plus où, je ne sais plus quand, je ne sais plus à qui, mais c’est resté dans toutes les mémoires.